Numéro : Vous habillez Rihanna et bien d’autres célébrités, ces personnalités sont-elles importantes dans votre processus créatif ?
Alexandre Vauthier : À chaque décennie ses princesses, c’est-à-dire, en fait, ses référents de fantasme. Aujourd’hui, ce sont effectivement des stars du R’n’B telles que Rihanna qui jonglent entre un style casual très maîtrisé et une sophistication extrême. Ce qui est intéressant, c’est justement ce grand écart, qui fait que les classifications passées n’ont plus de validité. Désormais, pour se distinguer, il faut savoir jouer avec les codes et se les approprier. Car la mode n’a jamais changé si vite, et nous sommes tous inondés d’informations. Lorsqu’on est un créateur de mode, il faut donc être très à l’écoute. Le rôle du designer, aujourd’hui, n’est pas de proposer quelque chose d’ultra personnel, mais quelque chose d’intéressant auquel ces stars qui définissent le style de notre époque n’avaient pas encore pensé. Il faut avoir un peu d’avance sur elles. C’est donc un travail de réflexion et d’analyse. C’est grisant. Tout doit être à la fois réfléchi,
intelligent et rapide.
Vous connaissez Rihanna depuis longtemps, et elle vous est restée fidèle. Comment percevez-vous l’évolution de son style ?
Rihanna me suit depuis mes débuts, et elle continue effectivement de choisir mes vêtements pour de nombreux événements. Je suis très touché de cette fidélité. Ce qui est intéressant, c’est de voir l’évolution de son style et la mienne : ce que nous proposions il y a sept ans peut me sembler parfois démodé, en raison de la rapidité du changement des modes, mais contrairement aux pessimistes qui incriminent l’époque, je ne vois pas là un phénomène de consommation express, mais plutôt une facilité accrue à comprendre instinctivement la mode et à la digérer. Cette rapidité traduit aussi un extrême désir de liberté, la volonté de ne pas se rattacher à des doctrines. Dans la mode masculine, A$AP Rocky incarne cette accélération, en comblant l’écart qui existait entre la rue et le luxe, la culture rap et le chic… Il fait partie d’un courant puissant, le hip-hop, et il invente des codes très personnels. Il apporte une vraie nouveauté.
Depuis vos débuts dans la haute couture il y a huit ans, certains designers ont proclamé que le luxe n’existait plus, et que seule restait la mode. Qu’en pensez-vous ?
Je ne crois pas à cela. Il me semble plutôt qu’aujourd’hui de nombreux business models coexistent. Le luxe, c’est le travail et la réflexion qu’on met dans un vêtement. C’est un choix : il s’agit de travailler en famille, avec une équipe très soudée et dans une grande proximité avec les fournisseurs. Après avoir connu les années it-bag et it-shoes,il me semble qu’on revient enfin au vêtement : le stylisme a pris beaucoup d’importance dans la culture des quinze dernières années, mais le degré de connaissance et d’exigence des clientes est tel que cela ne suffit plus. Il faut aussi proposer des vêtements bien faits.
Et c’est justement ce que vous avez appris à faire au cours de votre parcours.
J’ai eu effectivement la chance de faire mon apprentissage auprès de certains couturiers mythiques. J’ai travaillé pour Thierry Mugler, qui était un spécialiste de l’architecture du vêtement. Puis lorsque j’officiais au sein de la ligne haute couture de Jean Paul Gaultier, toutes les premières d’atelier d’Yves Saint Laurent et de Christian Lacroix nous ont rejoints. J’ai donc pu connaître les méthodes de travail des plus grandes maisons de couture, tout en travaillant pour une seule. On a longtemps dit que la haute couture était morte, mais elle doit simplement s’adapter. Les méthodes restent parfaites. On peut hériter de cette histoire, de ce savoir-faire, et en faire quelque chose de contemporain. Pourquoi, dans cette rapidité contemporaine, faudrait-il oublier la qualité ?
Qu’est-ce qui vous plaît et vous inspire dans notre époque ?
Je crois que j’aime les gens, tout simplement. Ce matin, j’ai découvert une nouvelle chanteuse sur YouTube. J’aime regarder tout ce qui se passe. La musique m’influence beaucoup. C’est en comprenant le monde, les courants, qu’on comprend les désirs des gens.
Pensez-vous avoir une affinité avec Karl Lagerfeld, qui a toujours puisé dans la culture contemporaine ?
Karl est fascinant, peu de gens ont une telle force d’interprétation et d’adaptation. Il est une source d’inspiration, bien sûr, de même qu’Hedi Slimane et Tom Ford, qui ont eux aussi compris leur époque. Il faut avoir une intelligence du contexte et une intelligence du produit. Dans la mode, les deux sont indissociables aujourd’hui.
Votre maison indépendante s’est considérablement développée, et propose désormais des pré-collections et une ligne de chaussures.
La maison se consolide, mais elle est toujours fragile. J’ai développé tous ces secteurs à la demande des acheteurs. Cela s’est fait naturellement, au fil du temps. Faire les chaussures, aujourd’hui, est presque devenu un jeu. Je prends simplement garde à ce que les chiffres augmentent de saison en saison. Il est également satisfaisant de constater que les mêmes boutiques me suivent depuis le début, en augmentant leurs volumes de commandes. Elles participent au développement de la marque, elles sont des vecteurs d’image.
Dans vos collections haute couture, comme dans votre prêt-à-porter, une variété de propositions coexiste avec des déclinaisons de smokings chics.
Je crois que, de nos jours, les femmes ont envie de cela : elles désirent alterner le sportswear et le chic, et ont besoin dans leur dressing d’un hoodie, d’un beau smoking, d’une robe du soir ultra sexy… Je veux leur donner des outils pour vivre leur vie. Je suis français et je raisonne parfois volontairement de façon très cliché : qu’est-ce qui symbolise la France ? Le champagne, le parfum, le luxe. Qu’est-ce qu’on en retient ? De jolies robes, un smoking, une attitude très parisienne, l’image d’un certain chic, même s’il est moins présent aujourd’hui. La place Vendôme sera toujours mythique. Il y a des choses qu’il ne faut pas bouleverser, avec lesquelles il faut jouer, danser. Je ne veux pas détruire tout ce qui a existé auparavant. Il faut utiliser l’histoire, la réinterpréter.
Ce qui fait votre force, par-dessus tout, c’est un sens du glamour fatal et la volonté de sublimer les femmes.
J’adore les rendre belles. J’aime le regard d’un homme quand il voit une bombe passer, une femme qui éveille ses sens. Il est comme absorbé et abruti. Il n’y a alors plus aucun principe qui existe, car il est simplement confronté à l’objet de ses rêves. Quelles que soient ses convictions politiques ou autres, dans un tel moment, c’est l’évidence de la beauté qui l’emporte. J’ai un tel respect pour la femme que je fais le maximum pour qu’elle ait ce pouvoir sur les hommes. Et je crois que cela nourrit les hommes, le fait d’accepter ce pouvoir de la femme sur eux. Je m’efforce donc de travailler sur ce rapport d’interdépendance.
Parmi ces bombes que vous évoquez, les top models les plus célèbres, de Bella Hadid à Jourdan Dunn, vous accompagnent au fil de vos défilés.
J’adore ces filles. Évoluer à leurs côtés est comme une évidence. Je ne peux pas me plaindre d’être entouré des plus belles filles du monde.