Numéro : Il y a quelques années, Nike m’avait invitée à jouer au football à Londres, dans votre équipe, opposée à celle de Virgil Abloh. Je n’avais pas pu participer à cet événement, comment cela s’était-il passé ?
Kim Jones : Eh bien, en fait je n’ai pas joué non plus... j’étais simplement l’entraîneur de l’équipe. Mais, si mes souvenirs sont exacts, nous avons gagné. [Rires.]
Avez-vous grandi dans l’adoration du sport, comme un vrai petit Anglais ?
Je n’étais pas vraiment un fan de football, et ma famille a beaucoup déménagé quand j’étais enfant, à cause du travail de mon père qui était hydrogéologue. J’ai grandi un peu partout dans le monde [entre l’Afrique, l’Équateur, puis la Caraïbe]. J’étais principalement attiré par la natation, car dans tous les endroits où nous avons habité, il y avait la mer, ou au moins une piscine.
Vous souvenez-vous du moment où vous avez commencé à vous intéresser à la mode ?
Je devais avoir 14 ans. J’étais en train de feuilleter un magazine et je suis tombé sous le charme des personnes que je voyais sur les photos. J’ai tout de suite su que je voulais faire partie de ce clan.
Vous rappelez-vous une image en particulier ?
La photo d’un groupe de gens, à l’extérieur d’un club anglais nommé The Brain, m’a beaucoup marqué. Ces personnes étaient très différentes les unes des autres, mais on ressentait véritablement qu’il s’agissait d’une communauté. Elles avaient l’air vraiment cool.
C’est donc plutôt par le biais des “subcultures”, et non par la mode plus institutionnelle, que vous est venue votre vocation ?
Oui, tout à fait. Ce sont vraiment les subcultures qui m’ont fasciné. Cette façon unique qu’ont certaines personnes de s’habiller, en fonction d’un intérêt musical qu’elles partagent, par exemple. J’aime ces fortes individualités qui expriment, en plus de leur personnalité, le lien qui les unit à leurs amis.
Lors de vos études au Central Saint Martins, avez-vous retrouvé ce même état d’esprit ?
Dans une école d’art, il y a souvent des personnes qu’on apprécie et d’autres qu’on ne comprend pas du tout. Mais, pour être tout à fait honnête, je me souviens à peine de cette période de ma vie, parce que je ne faisais que travailler. J’ai payé moi-même mes études, donc je travaillais en permanence.
Donc, à Londres, vous ne sortiez pas du tout en club ?
J’adorais sortir, mais je dois avouer que j’en avais rarement le temps. Je suis beaucoup sorti par la suite, après avoir monté mon propre label. C’était une bonne façon de rencontrer des gens. À Londres, il y avait différentes “bandes”, mais tout le monde se mélangeait. Tout le monde aimait danser et s’amuser. Londres est une ville incroyable pour cela, les gens ne sont pas snobs. Si vous avez l’air cool, on vient naturellement vous parler.
“Je n’ai aucune envie de me comporter en dictateur, au risque de voir mes collaborateurs quitter le navire. Je ne veux vraiment pas qu’ils partent.”
Contrairement à Paris...
Le feeling est très différent. [Rires.] Cela fait huit ans que je suis à Paris, mais durant cette période, je ne suis peut-être sorti que deux fois, donc je ne peux pas vraiment me prononcer sur cette question.
À propos de mélange et de décloisonnement, vous êtes vraiment celui qui a apporté le sportswear et le streetwear au cœur du luxe, lorsque vous étiez directeur artistique des collections homme de Louis Vuitton. Comment cette idée vous est-elle venue ?
Je n’ai fait qu’observer la façon dont les hommes s’habillent aujourd’hui. Le sportswear et le streetwear sont partout, et, traduits dans des matières luxueuses, ils deviennent beaucoup plus séduisants. J’ai constaté qu’il existait une appétence pour ce genre de vêtements, alors je les ai faits. Pour moi, il n’est pas naturel de compartimenter les styles. À Londres, autour de moi, les gens mélangeaient des vêtements de luxe avec du sportswear cheap, ou des vêtements cheap avec des chaussures de luxe. C’était vraiment le règne du mix and match. J’ai donc transposé cette logique dans l’univers du luxe car c’était pertinent. Notamment en termes de confort. Je pense que les hommes apprécient ce dialogue avec la réalité, qui est au cœur de mon travail. Je m’intéresse vraiment à ce qu’ils veulent porter. D’autre part, c’est toujours excitant de transposer un vêtement assez ordinaire dans des matières précieuses telles que le cachemire, la vigogne ou le crocodile, de replacer une pièce très quotidienne dans un contexte différent.
“Les grands couturiers français étaient souvent entourés de muses et de gens créatifs. Yves Saint Laurent avait Loulou de la Falaise. Je pense qu’il est important de mettre en avant un esprit de communauté plutôt qu’une individualité.”
Vous avez exprimé beaucoup d’enthousiasme, dans la presse, lorsque vous avez rejoint Dior. Qu’est-ce qui vous séduit autant dans cette maison?
J’aime le fait que ce soit une maison de couture. C’est un symbole d’élégance ultime. Avoir un atelier en interne qui permette de pratiquer le tailoring au quotidien, c’est vraiment une optique de travail totalement différente. La richesse des archives est aussi fabuleuse. Même s’il s’agit de vêtements féminins, une grande partie d’entre eux peuvent être facilement transposés dans un prêt-à-porter masculin. Aujourd’hui, cette transgression des genres est présente dans notre société, et je la fais dialoguer avec les archives de Dior. Il existe dans la maison un degré de subversion qu’on ignore souvent. Prenez, par exemple, ces photos de personnes dans les rues qui manifestent contre la mode de M. Dior. C’est assez punk. D’ailleurs, Malcolm McLaren avait créé le style du teddy boy en référence au new-look de Christian Dior. Je suis un Anglais qui regarde l’héritage d’une maison de haute couture française, et je ne pense pas que tout ait été seulement joli. À mes yeux, il y avait dans ces créations une sorte de message caché. Lorsqu’on reprend cet élément subversif et qu’on le marie au savoir-faire de la maison, cela devient très excitant.
Éprouviez-vous une certaine appréhension à l’idée de rencontrer les “petites mains”, ces gardiennes du temple qui travaillent dans la maison, pour certaines depuis toujours ?
Si vous les traitez avec respect, elles vous respectent également. C’est une telle joie d’avoir ces ateliers dans la maison, ils insufflent de la vie dans les collections. C’est grâce à eux que nous pouvons accomplir des choses qui seraient impossibles ailleurs. C’est donc un échange entre nous. Toutes les personnes qui travaillent avec moi doivent avoir leur mot à dire, je n’ai aucune envie de me comporter en dictateur, au risque de voir mes collaborateurs quitter le navire. Je ne veux vraiment pas qu’ils partent.
“Ce que j’aime, c’est de voir les vêtements que je conçois portés dans la rue.”
Dans votre première collection, vous avez collaboré avec l’artiste Kaws. Puis, dans la pre-fall présentée à Tokyo, avec l’artiste japonais Hajime Sorayama. Et pour l’automne- hiver 2019-2020, avec Raymond Pettibon. En quoi l’art est-il essentiel pour vous ?
Ces collaborations sont inspirées de la vie de M. Dior. Il a d’abord tenu une galerie, et son amour de l’art a continué à s’exprimer à travers ses collections. Je veux respecter son héritage. Je veux raconter son histoire, pas seulement celle de sa maison. Je me reconnais totalement dans son amour de la nature, de l’art et des couleurs.
Comment avez-vous choisi ces artistes ?
Kaws est l’artiste le plus populaire auprès de la jeune génération et j’aime beaucoup son esprit pop. Le personnage de Kaws, BFF, tenait dans ses mains une effigie de Bobby, le chien de M. Dior, que j’avais découvert dans les archives, car je voulais évoquer ce chien qu’aimait Christian Dior et en faire une œuvre d’art. De plus, j’adore les chiens, j’en ai plusieurs. Pour ma première collection, je voulais produire une sorte d’effet big bang, et Kaws était la bonne personne pour marquer les esprits. Par la suite, Hajime Sorayama, en plus de sa sculpture géante en aluminium, est intervenu sur la collection pre-fall elle-même, avec son imaginaire de science-fiction surréaliste. Quant à Raymond Pettibon, son esthétique à la fois punk et romantique entrait parfaitement en résonance avec la collection automne-hiver.
Cette collection présentait une vision romantique de l’histoire militaire française...
Regarder le passé et le moderniser, c’est une démarche assez romantique en soi. L’inspiration de la collection était d’ailleurs à la fois puissante et romantique, il fallait trouver le bon équilibre. Dans le prolongement des deux premiers défilés, où nous avions intégré des sculptures réalisées par des artistes, je voulais que ce soient les mannequins qui, cette fois, s’apparentent à des statues. C’est de là qu’est venue l’idée du tapis roulant sur lequel nous les avons installés pour qu’ils défilent immobiles.
Dior est en effet associé au new-look, une sorte de sculpture du corps, mais vous parvenez à concilier cet élément avec votre exigence de formes souples. Comment cet équilibre se joue-t-il ?
Il s’agit de prendre la même silhouette et de la revisiter. Pour la veste croisée, par exemple, si l’on veut qu’elle devienne facile à porter, il suffit de la rendre plus souple et plus épurée. L’abeille de Dior, les fleurs, la ligne oblique... tous ces éléments patrimoniaux peuvent devenir des choses que les gens adorent. Ce que j’aime, c’est de voir les vêtements que je conçois portés dans la rue.
Vous avez aussi totalement changé la coupe des pantalons de la maison.
Oui, mais nous vendons toujours les costumes Dior que les gens adorent. Pas question de jeter aux oubliettes un vêtement qui a du succès. Nous proposons aussi des costumes plus souples, avec une nouvelle coupe, faciles à porter au quotidien, pas nécessairement au bureau. Voir un homme cool dans la rue, qui porte un costume avec, par exemple, une maille... c’est vraiment le genre d’attitude qui m’intéresse.
Vous avez injecté des couleurs considérées comme très “féminines”, tel le rose, dès votre première collection, et aussi détourné des tissus couture pour les utiliser dans des pièces plutôt techniques inspirées du workwear. Est-ce votre définition de l’esprit contemporain ?
Je crois qu’il est important de penser à la façon dont l’héritage de Christian Dior peut se renouveler. Au fil des années, six directeurs artistiques se sont succédé à la tête de la maison. Si je ne m’abuse, Marc Bolan est celui qui est resté le plus longtemps. Dans l’exposition Christian Dior qui s’est tenue au MAD, c’était fabuleux de pouvoir observer tous ces vêtements de près, et de voir la façon dont chaque directeur artistique avait interprété l’héritage de Dior en fonction du Zeitgeist de son époque. Et il était aussi très intéressant de repérer ce qui demeurait pertinent, ce qui avait réussi à traverser le temps. Cela donne à réfléchir. On se demande alors quelles sont les pièces d’aujourd’hui qui, dans le futur, seraient susceptibles d’être présentées dans des expositions Dior.
“Dior possède un très fort pouvoir d’attraction, les célébrités veulent être associées à son nom, et cela, en soi, est déjà fabuleux.”
Dès vos débuts chez Dior, vous avez inclus des pièces dessinées par Matthew Williams [fondateur du label Alyx], et demandé à votre amie Yoon Ahn de concevoir les bijoux de vos collections. Peu de directeurs artistiques aiment pourtant partager la scène.
Les grands couturiers français étaient souvent entourés de muses et de gens créatifs. Yves Saint Laurent avait Loulou de la Falaise. Je pense qu’il est important de mettre en avant un esprit de communauté plutôt qu’une individualité. Particulièrement dans le prêt-à-porter masculin. Je suis un Anglais dans une maison française, Yoon est américano-coréenne et vit à Tokyo, Matthew Williams vient de Californie. Mélanger tous ces points de vue est excitant et cela crée du buzz, une excitation autour de la maison. J’ai rencontré Yoon via Kanye West, en 2008, au dîner du quinzième anniversaire de A Bathing Ape [label japonais] où étaient également présents Pharrell [Williams], Rihanna et Nigo.
Aujourd’hui, la mode est obsédée par la course aux célébrités, mais ces personnes sont vos amies, ce qui est assez différent...
Quand les gens voient ces célébrités à la télévision, la plupart du temps ils s’imaginent qu’elles vivent dans un monde exceptionnel, complètement différent et fou. Mais ces personnes sont en fait assez normales. Quand nous nous voyons, nous parlons de choses tout à fait ordinaires. Il se trouve seulement qu’elles sont très talentueuses, et que leur métier les place dans la lumière des projecteurs. Robert Pattinson, par exemple. Je l’adore, nous sommes nés au même endroit à Londres. Il est très drôle et très intelligent, j’aime beaucoup passer du temps avec lui. David et Victoria [Beckham] m’impressionnent vraiment parce qu’ils travaillent très dur. Et Kate [Moss]... j’adore Kate, j’ai passé Noël dernier avec elle. Je me sens vraiment privilégié.
“La mode a besoin de personnes de nationalités différentes, ayant des backgrounds très divers. Cela donne de l’espoir à de nombreux jeunes, qui se disent qu’ils peuvent réussir à faire quelque chose de bien plutôt que de passer leurs journées sur Instagram en rêvant de devenir célèbre.”
Bien qu’il s’agisse de stars, la présence de vos amis à vos défilés apporte une dose de réalité dans le monde de la mode...
Oui, car nous ne payons personne pour venir au défilé. Je n’ai jamais compris le concept de “rent-a-crowd” [louer un public, payer des célébrités]. Ces personnes viennent parce qu’elles aiment la maison Dior, parce qu’elles aiment mes créations et parce que ce sont mes amies. Dior possède un très fort pouvoir d’attraction, les célébrités veulent être associées à son nom, et cela, en soi, est déjà fabuleux.
Et quelle est votre relation à Pietro Beccari, P-DG de Dior ?
Il avait participé à mon recrutement chez Louis Vuitton, en compagnie d’Yves Carcelle et de Marc Jacobs. Nous avons gardé de très bonnes relations. Il est franc avec moi. Il me dit ce qu’il aime et ce qui lui plaît moins. Ce qui me facilite grandement la tâche.
[Un responsable de Dior Collections Homme, nous interrompt pour nous annoncer le décès de Karl Lagerfeld.]
Kim Jones : Je ne sais pas quoi dire... Il était vraiment un exemple pour moi, car il traitait ses équipes avec le plus grand respect. Il était tellement inspirant. Bien sûr, sa contribution à la réussite de Chanel a été immense. Il y a débuté à l’âge de 43 ans et a radicalement modernisé la maison. Mais il faut aussi se souvenir de son travail chez Chloé. Ses collections du début des années 70 sont absolument mémorables, vraiment très belles. Sans compter tout ce qu’il a fait chez Fendi. Une telle longévité, c’est unique. Et il était aussi à l’aise dans l’exercice du prêt-à-porter que dans celui de la haute couture parisienne.
Vous êtes-vous toujours senti attiré par la haute couture, et par la mode parisienne ?
Lorsque j’ai quitté l’université, j’ai brièvement collaboré avec Louis Vuitton, et j’étais si impressionné par la structure de la maison que j’ai immédiatement et ardemment souhaité devenir le directeur artistique d’une maison de luxe. À plus forte raison, d’une maison de haute couture, car on peut y réaliser de véritables prodiges, qu’on ne pourrait réaliser nulle part ailleurs. Et c’est aussi la façon la plus éthique de produire des vêtements : un grand réseau de distribution, certes, mais des quantités de produits limitées. Je suis soucieux de l’environnement, et je pense que le luxe, sous cet aspect, est donc plus éthique.
J’ai interviewé votre amie Yoon Ahn quelques jours après votre premier défilé chez Dior, et elle s’est mise à pleurer en me disant : “Je n’arrive toujours pas à croire que Virgil [Abloh], Kim et moi ayons participé à la même Fashion Week masculine, dans de grandes maisons parisiennes.”
Je pense en effet que la diversité est cruciale. J’ai grandi dans de nombreux endroits dans le monde, et je suis extrêmement ouvert sur l’international. C’est vraiment positif d’avoir Yoon à mes côtés chez Dior. Et c’est bien que Virgil, un Américain, soit aujourd’hui directeur artistique de Louis Vuitton. La mode a besoin de personnes de nationalités différentes, ayant des backgrounds très divers. Cela donne de l’espoir à de nombreux jeunes, qui se disent qu’ils peuvent réussir à faire quelque chose de bien plutôt que de passer leurs journées sur Instagram en rêvant de devenir célèbre. Et cela, pour moi, c’est vraiment essentiel.