On pourrait les qualifier de “tisciesques” à l’extrême. Lorsque Riccardo Tisci, alors directeur artistique de la maison Givenchy, est appelé en 2013 à créer les costumes du Boléro de Maurice Ravel chorégraphié par Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet, le créateur délivre un condensé de ses thèmes favoris, de ses obsessions et même de sa philosophie esthétique. En parfaite osmose avec l’artiste Marina Abramovic, son amie de longue date et scénographe de ce Boléro, il semble inventer les codes d’un culte nouveau marqué par une spiritualité indéfinie, qui dépasserait la question du bien et du mal – un célèbre parfum de la maison Givenchy ne s’intitule-t-il pas d’ailleurs Ange ou Démon ? Le couturier y exprime également toute l’envergure de son romantisme sombre, ou encore “une vision romantique de la mort”, selon la formule qu’il utilisait lui-même lors de la présentation d’une de ses collections où un crâne en céramique se retrouvait affublé d’ailes, tel un ange.
Le couturier exprime toute l’envergure de son romantisme sombre
L’entrée en scène des onze danseurs, en longs manteaux noirs, est saisissante. Drapées dans des capes en cady de soie doublé de pongé de soie noire, les silhouettes graphiques, tout d’un bloc, longues et austères, évoquent la rigueur de l’habit ecclésiastique dont Riccardo Tisci, en digne Italien et catholique, s’est souvent inspiré. Mais sur les visages des interprètes, des patchs de dentelle démultiplient l’effet dramatique et inquiétant des costumes. Ces derniers s’inscrivent dans la lignée des piercings revisités qui ont souvent rehaussé, au fil des collections, les visages des mannequins Givenchy : anneaux de nez surdimensionnés et finement ciselés, masques de dentelle, ou encore éruptions de perles chics détournées en symboles de rébellion. Dans la ligne masculine de Givenchy, marquée par une énergie plus urbaine que la ligne féminine, Tisci a poussé sa curiosité pour le tribalisme contemporain jusqu’à explorer les codes des gangs latinos, avec casting ad hoc souvent en provenance d’Amérique du Sud, et même, dit la légende, tout droit sorti des favelas brésiliennes où le directeur artistique aurait son propre talent scout. Amalgamant la religion catholique et les mœurs d’hommes tatoués et musclés qui ne sont clairement pas des enfants de chœur, Tisci en retient l’écume : le sens du drame et de l’apparat, qui impressionne au premier coup d’œil. Le vêtement comme symbole d’appartenance à un ordre puissant. Sur la scène du palais Garnier, au début du Boléro, un rite s’apprête donc à commencer sous les yeux du spectateur, sans que celui-ci ne puisse clairement identifier son appartenance et sa signification culturelles : ces silhouettes appartiennent-elles à des derviches tourneurs, aux prêtres d’une messe noire ou aux membres d’une tribu urbaine inconnue ?
Dans la ligne masculine de Givenchy, marquée par une énergie plus urbaine que la ligne féminine, Tisci a poussé sa curiosité pour le tribalisme contemporain jusqu’à explorer les codes des gangs latinos
Poursuivant leurs tournoiements incessants, danseurs et danseuses se défont de leurs manteaux et révèlent de longues robes en tulle illusion qui dessinent autour de leurs silhouettes un contour gracile, une simple ligne pure en mouvement. Sous ces vêtements transparents, les corps restent reconnaissables, ceux des hommes et ceux des femmes clairement identifiables comme tels. Or Tisci, dans la lignée de Jean Paul Gaultier, s’est lui aussi appliqué à déconstruire les normes du genre, faisant défiler ses mannequins machos et hyper virils en jupe. Il a également fait de Lea T., mannequin transgenre né Leandro pour l’état civil, l’une de ses égéries, notamment dans sa campagne de la saison automne-hiver 2010-2011.
©Laurent Philippe / OnP
Lorsque les robes sont déposées à leur tour sur le sol, ne restent plus que des académiques en tulle Stretch de couleur chair, sur lesquels des applications de dentelle ivoire dessinent des squelettes. Directement inspirés d’une collection haute couture de Givenchy, ces costumes ont été adaptés d’après les souhaits du designer par les ateliers de l’Opéra de Paris. “Riccardo Tisci voulait que les robes en tulle illusion soient brodées de plumes d’autruche, matériau beaucoup trop fragile pour une utilisation en scène dans la chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui, qui comporte de nombreux passages au sol, commente Xavier Ronze, chef du service Couture du palais Garnier. Nous avons également adapté les broderies sur les académiques pour les rendre plus solides et lisibles, de loin, par le public du palais Garnier : réalisées par un brodeur, elles ont ensuite été appliquées à la main sur les costumes par nos ateliers.” Dans la collection haute couture automne-hiver 2010 de Givenchy, les motifs de squelettes imaginés par Riccardo Tisci sont faits de dentelle Chantilly sur une robe colonne, et de cristaux Swarovski sur un catsuit nécessitant quelque 1 600 heures de travail. Ils participent d’un hommage rendu par le designer à Frida Kahlo. Évoquant la vie de cette peintre mexicaine, autant que son œuvre, Riccardo Tisci a souhaité traiter à la fois du thème de la mort, présent sous de nombreuses formes dans ses toiles, mais aussi des douleurs chroniques dont souffrait cette femme victime, à 18 ans, d’un accident qui endommagea sévèrement sa colonne vertébrale, et qui la força à subir, au long de sa vie, une trentaine d’opérations chirurgicales.
Directement inspirés d’une collection haute couture de Givenchy, ces costumes ont été adaptés d’après les souhaits du designer par les ateliers de l’Opéra de Paris.
Dans The Broken Column, autoportrait de 1944, Frida Kahlo se représente poitrine nue, le torse ouvert révélant une colonne de pierre brisée en lieu et place de son épine dorsale. Le corset qui enserre son buste, tout en lanières de cuir ivoire sur sa peau plus foncée, suggère l’ossature d’une cage thoracique – comme les applications de dentelle ivoire sur le tulle chair des académiques. Une grande sérénité émane paradoxalement de cette image, la dignité du modèle et les couleurs douces du tableau contrastant avec la dureté de la blessure. Frida Kahlo a exprimé là une vision romantique de la souffrance, serait-on tenté d’ajouter… En 2013, Riccardo Tisci soulignait, dans ses interviews au sujet de sa participation au Boléro, à quel point il aimait l’intensité de cette musique répétitive. Il expliquait également vouloir exprimer, à travers ses costumes de squelettes dansants, un contraste entre la force et la fragilité. Or, la douleur de Frida Kahlo résonne comme un souvenir de celles que Marina Abramovic, body artist de renommée internationale, n’a cessé de s’infliger volontairement au cours de sa pratique. Tisci voyait-il dans le Boléro l’occasion d’exprimer l’intensité d’une douleur physique répétée, et l’obsession qui en découle ? Cette obsession qui condamne le supplicié à transcender sa douleur, parfois par le recours à la spiritualité…
Une grande sérénité émane paradoxalement de cette image, la dignité du modèle et les couleurs douces du tableau contrastant avec la dureté de la blessure.
Riccardo Tisci présentait le 11 septembre 2015, à New York, un défilé spectaculaire émaillé de saynètes et de rituels mis en scène par Marina Abramovic, au son de chants sacrés mêlant toutes les religions. Destiné à apaiser les blessures de la ville de New York nées du terrorisme, le défilé alternait les passages tout en noir et tout en blanc, et abondait en dentelle romantique chère au créateur italien. Mais, outre son univers sombre aux thèmes et motifs récurrents, le caractère obsessionnel de Riccardo Tisci se mesure avant tout à la beauté proprement extravagante de ses collections de haute couture, chefs-d’œuvre d’ornementation relevant d’un esthétisme absolu, et révélant une attention maniaque pour le détail. En cela, Riccardo Tisci s’apparente aux couturiers qui ont inscrit leur nom au panthéon de la mode du xxe siècle, hantés par leurs “fantômes esthétiques”, selon la célèbre formule que lançait Yves Saint Laurent dans son discours de 2002 annonçant sa retraite.