Stephen Jones, le modiste des stars et des grandes maisons
Outre un talent exceptionnel, quel point commun partagent les créateurs Jean-Paul Gaultier, Rei Kawakubo, Kim Jones, Raf Simons, Maria Grazia Chiuri, Vivienne Westwood, John Galliano et Marc Jacobs ? La réponse tient en un seul nom : Stephen Jones. Depuis plus de quarante ans, ce dandy anglais à l’enthousiasme contagieux excelle dans l’art de concevoir des chapeaux. À tel point que les grandes maisons de mode, tout comme les jeunes créateurs, sollicitent régulièrement pour leurs collections le célèbre modiste, également à la tête de sa propre marque. “Je connais Stephen depuis très longtemps”, confie Kim Jones, directeur artistique des collections homme de Dior. “Quand j’étais adolescent [dans les années 80], il était l’une de mes idoles. Notre collaboration a débuté quand je suis arrivé chez Dior et je le respecte énormément.”
Exaltant comme personne le pouvoir évocateur de cet accessoire aujourd’hui considéré comme secondaire, Stephen Jones accorde autant d’attention à un simple béret en cuir, comme celui du défilé Dior automne-hiver 2017-2018, adopté par la suite par la chanteuse et icône Rihanna, qu’à une coiffe spectaculaire en plumes noires pour le défilé printemps-été 2014 de Louis Vuitton, le dernier sous l’égide de Marc Jacobs.
Les chapeaux de Stephen Jones entre simplicité et extravagance
“En visionnaire, Stephen est capable d’imaginer des créations mémorables. Même dans leur simplicité et leur quotidienneté, elles sont uniques”, explique Maria Grazia Chiuri, directrice artistique des collections femme de Dior, “Je me souviens cependant de ma première collection haute couture [le défilé Dior haute couture printemps-été 2017], il avait été décidé d’organiser une soirée après le défilé inspiré du bal des Têtes [un événement somptueux organisé par le baron Alexis de Redé, à l’hôtel Lambert en 1956]. Stephen avait imaginé pour nous des bibis extraordinaires. C’est alors que j’ai vraiment compris ce qu’était ce chapeau”, poursuit-elle. Pour Stephen Jones, qu’importe le style pourvu qu’il repousse les limites de son art, que ce soit à travers les volumes, les proportions, les matières ou les ornements. “Le chapeau est un accessoire visible qui donne du caractère et de la personnalité”, glisse le créateur originaire du Cheshire, tout comme un certain Lewis Carroll, qui a donné vie au personnage du Chapelier fou dans Alice au pays des merveilles (1865).
Dans une industrie de la mode toujours en quête de nouveauté, la longévité exceptionnelle de Stephen Jones ne repose pas uniquement sur une imagination foisonnante et un savoir-faire hors pair. “Ses chapeaux sont créatifs, iconoclastes et révolutionnaires, explique Adrian Joffe, ami de longue date de Stephen Jones et cofondateur du concept store Dover Street Market aux côtés de la créatrice japonaise Rei Kawakubo. Il brise les codes, mais en même temps il respecte les traditions. Et puis son travail lui ressemble : extravagant, magnifique et très particulier.” Stephen Jones lui-même le concède volontiers, il aime être dans la contradiction. D’abord étudiant en art au High Wycombe College of Art, le futur modiste intègre ensuite le très réputé Central Saint Martins de Londres, dont il sort diplômé en design de mode en 1979. “Quand j’étais étudiant, j’aimais me plonger dans les vieilles éditions du magazine Vogue. Dans les années 70, ce qui était tendance c’était un vestiaire facile à porter et un style rustique. Je détestais ça. En revanche j’adorais les photos des robes Balenciaga, Dior ou Jacques Fath prises par Henry Clarke, desquelles se dégageaient élégance et raffinement. Des poses anguleuses et une esthétique graphique que l’on retrouve selon moi chez Johnny Rotten, le chanteur des Sex Pistols, avec ce désir d’absolu, d’être le meilleur et le plus énergique. Une attitude extrême, que je considère comme glamour, qui contraste avec la mode confortable de l’époque.”
Stephen Jones, des New Romantics à Lady Diana
Au cours de cette période charnière où Londres incarne l’épicentre du renouveau culturel et créatif, l’élève punk se mue en un jeune créateur phare des New Romantics, une contre-culture associée à la new wave, qui partage avec le glam-rock cher à David Bowie une appétence pour une mode androgyne, augmentée de références historiques. À l’occasion des folles soirées au Blitz, une célèbre discothèque londonienne qu’il fréquente assidûment, Stephen Jones imagine des chapeaux extravagants pour ses colocataires, l’auteur- compositeur-interprète Boy George et l’artiste Grayson Perry, ainsi que pour ses amis, le couturier français Jean-Paul Gaultier et le groupe de musique Duran Duran. En 1980, Steve Strange, le propriétaire du club, finance le salon de Stephen Jones dans le quartier de Covent Garden, et, deux ans plus tard, Lady Diana, récemment devenue princesse de Galles, fera appel à ses talents. Par la suite, la jeune garde des créateurs de mode ne jure que par son talent et son œil avisé, de Rei Kawakubo, fondatrice de Comme des Garçons, aux audacieux Jean-Paul Gaultier et Thierry Mugler, la très punk Vivienne Westwood et bien sûr le fantasque John Galliano. Quand ce dernier rejoint la direction artistique de Dior en 1996, Stephen Jones devient le premier modiste anglais à réaliser les chapeaux et les coiffes de l’illustre maison. “La pièce la plus exceptionnelle que j’aie jamais créée fut pour le défilé Dior haute couture printemps-été 2004 de John Galliano, inspirée par l’Égypte antique. Une énorme couronne dorée d’un mètre de hauteur portée par Erin O’Connor”, se remémore-t-il.
Stephen Jones, gardien du savoir-faire de la maison Dior
Si depuis les créateurs se sont succédé à la direction artistique de la maison, Stephen Jones demeure un fidèle partenaire, voire une sentinelle qui perpétue l’héritage. “Stephen occupe la place de modiste de Christian Dior depuis vingt-cinq ans – pour moi, il est un oracle de la maison. Il en a absorbé toutes les facettes, et celles du couturier lui-même”, confesse Kim Jones. En 2020, la maison Dior dédie un ouvrage à ses chapeaux signé de la main de Stephen Jones – également mentionné dans le titre aux côtés du fondateur – et une exposition dans son musée de Granville en 2022. Rares sont les modistes ayant accédé à une telle reconnaissance, par ailleurs uniquement fondée sur leur savoir-faire (dans le cas de Coco Chanel, ce fut pour son activité de couturière). En témoigne l’exposition Hats: An Anthology by Stephen Jones qu’il réalise en 2009 en collaboration avec le Victoria and Albert Museum de Londres et dont le titre est un clin d’œil à celle du photographe anglais Cecil Beaton, Fashion: An Anthology by Cecil Beaton, de 1971. Et ces cinq dernières années, Stephen Jones n’a jamais été aussi prolifique. Outre ses deux collections annuelles en nom propre et celles pour Dior, il compte des collaborations avec les maisons Schiaparelli, Moschino et Rochas, avec les créateurs américains Thom Browne et Marc Jacobs ou encore avec la créatrice anglaise Grace Wales Bonner, ainsi que des créations sur mesure pour Rihanna, Lady Gaga et Kylie Jenner. Une liste évidemment non exhaustive. “Au cours de ma carrière, j’ai travaillé avec beaucoup de créateurs, mais jamais autant qu’en ce moment. Chaque fois, je l’envisage comme une conversation avec des gens très différents. Ils me nourrissent et je les nourris. J’ai une vision personnelle du beau et du laid, et eux ont la leur. Dois-je forcément soutenir mon point de vue ? Non, auprès d’eux, je veux apprendre. Je retrouve mon âme d’enfant”, analyse le créateur. Derrière la carrière exceptionnelle de Stephen Jones, il y a donc un secret : une vision libre et radicale de la mode doublée d’un immense talent et d’une curiosité insatiable.