Numéro : Quel est le projet global de cette exposition ?
Olivier Gabet : De la même façon que les grands peintres se voient consacrer tous les trente ans une grande exposition, il me semble évident qu’un couturier aussi influent que Christian Dior soit lui aussi régulièrement célébré par une rétrospective dans un musée parisien. La dernière exposition datait de 1987, également à l’occasion d’un anniversaire de la maison. Cette fois, il m’a paru naturel d’imaginer avec Florence Müller une rétrospective exhaustive. Car la mode avance plus vite que jamais, et les jeunes générations ne connaissent pas forcément l’histoire de Dior. Les aficionados, eux aussi, peuvent découvrir ici des éléments qu’ils ne connaissent pas, car l’exposition couvre une très large période : les dix années passées par Christian Dior lui-même à la tête de sa maison, et les soixante années suivantes.
Florence Müller : La précédente rétrospective, également au musée des Arts décoratifs, ne couvrait que les dix premières années. Ce n’est pas la première fois qu’une exposition évoque les directeurs artistiques qui ont suivi Christian Dior, mais c’est la première fois qu’un espace est consacré à chacun d’entre eux. Notre originalité est d’avoir un parcours à la fois thématique et chronologique. Nous avons voulu montrer comment cette maison s’est incarnée au fil des décennies, et comment elle a répondu à l’air du temps de différentes manières, notamment à travers des choix de directeurs artistiques très emblématiques de chaque époque.
Comment mettez-vous en perspective l’apport de la maison Dior à l’histoire de la mode ?
O. G. : Nous avons voulu concevoir une exposition populaire dans le bon sens du terme, pour que le plus de visiteurs possible puissent comprendre pourquoi une maison comme Dior est aussi importante. Si le tailleur Bar peut paraître très classique à un néophyte, le fait de le resituer dans son époque montre la force iconique et l’inspiration d’un modèle qui cristallise un moment de recherche dans le monde de la mode.
F. M. : Nous montrons sa résonance dans le monde des années 40-50. Son impact durable se mesure au nombre de créateurs qui s’y sont référés au fil du temps, ce qui prouve qu’il appartient à l’histoire de la haute couture. Nous avons proposé à de nombreux designers d’exposer leurs modèles inspirés du tailleur Bar, et les réponses ont été enthousiastes. Des Balenciaga, Lanvin et Balmain qui lui ont fait écho à son époque, jusqu’à des modèles contemporains de Dries Van Noten, Thom Browne ou Comme des Garçons, pas moins de vingt-cinq maisons ou créateurs sont représentés.
Ce qui était novateur à l’époque, c’était de proposer une forme de sculpture du vêtement ?
F. M. : Absolument, c’est une des idées maîtresses de Christian Dior : partir du corps féminin et embellir cette architecture naturelle par la coupe et le choix des matières.
O. G. : La silhouette du new-look entre en résonance avec des créations issues d’autres disciplines. La modernité des lignes de Christian Dior rappelle celle du mobilier de Jean Prouvé, par exemple. Elles participent pleinement à un moment esthétique.
Christian Dior n’a passé qu’une dizaine d’années à la tête de l’entreprise qu’il a fondée. Comment, en si peu de temps, a-t-il pu poser les bases d’une maison qui lui a survécu ?
F. M. : Il a réussi cet exploit parce qu’il croyait à la notion d’art total. Dès ses débuts, il conçoit sa maison de couture de façon globale. Du décor des salons aux packagings, du vêtement au maquillage, en passant par les accessoires. C’est le seul couturier qui ait conçu un parfum dès le lancement de sa maison. Un chantier colossal, pour lequel il s’est appuyé sur son ami Serge Heftler-Louiche, ex-président de Coty.
O. G. : Dior est l’incarnation parfaite du couturier qui dépasse les frontières de son domaine. Il aime les opéras italiens et français, ce qui n’est pas anodin dans sa conception d’un art total. En cela, il est l’enfant du xixe siècle. Il est fasciné par l’Art nouveau, une des dernières tentatives en Europe de créer, justement, un art total fusionnant l’urbanisme, l’architecture, le textile, le mobilier…
F. M. : Très vite, il lance également une ligne de lingerie, ce qui est très important quand on veut reconstruire la silhouette féminine. Il propose aussi des souliers, des bijoux, en s’associant à chaque fois aux meilleurs fabricants d’Europe. C’est la première fois que l’on assiste à la construction d’un réseau de licences mondial lancé depuis Paris.
Son intuition le pousse également très tôt à soigner son image, notamment en habillant les stars de Hollywood.
F. M. : Tout à fait. Très vite, il met sur pied une équipe de presse qui gère son image. Lorsque sa ligne H fait un tollé, car on pense qu’elle risque d’aplatir la silhouette des stars hollywoodiennes, Christian Dior convoque la presse et profite d’un passage de Jane Russell dans les salons de Dior pour faire la démonstration du contraire.
On le perçoit souvent comme une personnalité plutôt bourgeoise, ce qui semble en contradiction avec la galerie d’art qu’il tenait avant d’ouvrir sa maison de couture.
F. M. : En effet, à l’époque, diriger une galerie d’art n’était pas considéré comme un métier très digne pour une famille bourgeoise. C’était une activité marchande comme une autre. Le père de Christian Dior lui a prêté de l’argent pour sa galerie à condition qu’il ne la baptise pas du nom de Dior. Plus tard, Christian Dior soutiendra les avant-gardes honnies par la bourgeoisie. Ainsi, lorsque Dalí devient célèbre à la sortie d’Un chien andalou, qui crée un énorme scandale, il signe un contrat pour plusieurs expositions dans la galerie de Christian Dior. Dans ses Mémoires, le couturier raconte ses disputes avec son père, lors desquelles il le traitait souvent de “sale bourgeois”.
O. G. : De fait, son éducation bourgeoise le crédibilisait auprès des collectionneurs, car, à l’époque, certains galeristes étaient réputés peu fréquentables.
F. M. : Le vicomte de Noailles était un visiteur assidu de sa galerie. Il lui achetait des œuvres d’artistes encore inconnus, notamment une de Giacometti, qu’il a installée dans sa villa à Hyères.
O. G. : Christian Dior était passionné par la vie culturelle de son époque. Il n’a probablement jamais raté une première ni une grande exposition à Paris dans ces années-là.
Christian Dior était aussi un grand amateur de musées.
O. G. : Oui, c’était un fanatique de musées, et il connaissait bien celui des Arts décoratifs. Il avait même prêté des pièces pour une exposition de 1955 sur les ébénistes parisiens du x viii e siècle, ce qui témoigne de sa curiosité et aussi de son statut de collectionneur. Dans cette même exposition, il était aussi invité à présenter une collection de haute couture.
F. M. : Nous sommes ravis de montrer au public les images de cet événement, qui dénote son statut à part dans une époque où la mode au musée était inexistante.
De quels fonds proviennent les robes que vous rassemblez dans l’exposition ?
F. M. : Les sources sont multiples : le MET, le V&A, le palais Galliera, le musée Dior à Granville, le musée des Arts décoratifs auquel Christian Dior avait fait une donation, et la maison Dior, qui est aujourd’hui à la tête de la plus grande collection au monde.
O. G. : La maison Dior a réalisé un travail patrimonial considérable depuis l’année 1987, qui coïncide avec l’exposition au musée des Arts décoratifs et l’acquisition de la maison par Bernard Arnault. Aujourd’hui, les maisons de mode sont devenues des centres patrimoniaux très puissants avec une vraie logique de conservation, une vraie logique muséale. Cette exposition montre aussi que les maisons de couture sont désormais des acteurs culturels.