En 1987, Alexandre Desplat pénétrait sans se faire remarquer dans tous les foyers de France et de Navarre grâce à une pochade composée pour le chanteur de “néopérette” Éric Morena : Oh ! Mon bateau. À 61 ans, il est désormais l’un des compositeurs de musiques de films les plus célèbres de la planète, et sa vitrine à trophées scintille autant que celles de ses maîtres, Maurice Jarre ou Georges Delerue. Doublement oscarisé – pour les bandes-son de The Grand Budapest Hotel de Wes Anderson (2014) et La Forme de l’eau de Guillermo del Toro (2017) – parmi une moisson de César, de Grammy Awards et de Golden Globes, le Français voit son nom devenir bankable à partir de la fin des années 2000, lorsqu’il enchaîne victorieusement L’Étrange Histoire de Benjamin Button de David Fincher (2008), Twilight, chapitre II : Tentation de Chris Weitz (2009), Fantastic Mr. Fox de Wes Anderson (2009), Le Discours d’un roi de Tom Hooper (2010) ; et, surtout, en assurant la relève de son idole, le compositeur John Williams, sur les deux opus de Harry Potter et les Reliques de la Mort de David Yates en 2010 et 2011.
“À 14 ans, alors que je n’étais qu’un jeune flûtiste, je collectionnais déjà les musiques de films en rêvant d’en composer un jour, se rappelle-t-il. Je n’avais aucun contact dans le milieu du cinéma, à l’exception d’un ami de mes parents, Jack Hayes, qu’ils avaient connu à Los Angeles et qui était arrangeur et chef d’orchestre de Quincy Jones. Il m’a montré des techniques que j’utilise encore aujourd’hui.” Le père d’Alexandre, résistant ayant intégré l’armée américaine de Libération, avait profité de l’essor de l’aviation après-guerre pour devenir steward chez TWA. Il étudie ensuite à Berkeley, où il rencontre sa future femme, d’origine grecque. “Mes parents sont revenus vivre en France, mais la côte Ouest des États-Unis a toujours constitué pour eux un éden perdu. Tous leurs amis, tous les disques qu’ils écoutaient, étaient américains. En raison de cette culture qui m’a été transmise très jeune, et grâce à l’anglais que je parlais couramment, lorsque, le moment venu, je suis parti pour Hollywood, je me suis immédiatement senti chez moi.”
Avant ce grand saut, Desplat a usiné, dans l’ombre, des centaines de musiques de sketchs pour Canal+, puis conquis ses galons plus prestigieux de compositeur pour le grand écran grâce aux films de Jacques Audiard, vus par-delà les frontières françaises. La Jeune Fille à la perle, du réalisateur britannique Peter Webber, lui offre une exposition plus ample en 2003 et lui vaut ses premières nominations à l’étranger. Sa musique nourrie d’influences multiples, du minimaliste à quatre instruments comme du symphonique à grands élans romanesques, ainsi que sa réputation de travailleur acharné séduisent réalisateurs et producteurs pour des projets à gros budget mais aussi pour des films d’auteurs plus exigeants. Avec son nom au générique de Largo Winch de Jérôme Salle (2008) comme à celui de The Tree of Life de Terrence Malick (2011), Alexandre Desplat embrasse bientôt toutes les nuances du cinéma, creusant cependant des affinités particulières avec certains cinéastes – Roman Polanski, George Clooney, Wes Anderson ou Stephen Frears – qui ne pourront désormais plus se passer de lui. “L’écrémage qui a eu lieu parmi les jeunes compositeurs que j’ai pu croiser à mes débuts est essentiellement dû à l’endurance qu’il faut posséder pour faire ce métier, où les deadlines sont dingues, et où les sacrifices sont parfois douloureux à vivre. J’ai eu la chance d’avoir un manager qui m’a conseillé d’attendre avant d’accepter des blockbusters, où la pression est énorme et où il faut se sentir prêt à diriger un orchestre symphonique et un chœur devant des producteurs qui vous lorgnent, parce que la musique est un enjeu colossal pour la réussite de leur film.” Au moment où il prononce ces paroles, celui qui a déjà 130 BO de longs-métrages à son actif (sans compter les téléfilms et les séries) achève d’enregistrer celle du Pinocchio de Guillermo del Toro, comédie musicale qui lui a donné l’occasion de réécrire des chansons, trente-cinq ans après ce Oh ! Mon bateau qui l’a mené plus loin qu’il ne l’aurait jamais rêvé.