19 mai 2021. Il est un peu plus de 20h lorsque la porte coupe-feu de La Station se referme dans un grand fracas métallique. Dans cette gare désaffectée du XVIIIe arrondissement de Paris transformée en salle de concert, une dizaine de regards courroucés se braquent sur le coupable : “Que quelqu’un ferme cette porte une bonne fois pour toutes, la prise est foutue maintenant !” rugit un homme, caméra à l’épaule. Dans la pièce jonchée de câbles, plongée dans la pénombre, se tourne en ce moment-même Dans le Club, le rendez-vous incontournable des fans de rap. Diffusée par Arte Concert depuis 2018, l’émission lance son direct dans une trentaine de minutes. Pas de temps à perdre, il faut enregistrer les “inter-plateaux” : les courtes vidéos d’introduction aux différentes séquences de l’émission. C’est le journaliste Jean Morel, fondateur du webzine Grünt consacré à la culture hip-hop, qui anime le programme et interviewe les artistes après leur live. C’est aussi lui, visage avenant et grand sourire, qui tempère l’emportement du caméraman : “Ce n’est pas si grave, je vais recommencer depuis le début…”
Le titre de l'émission résume bien son concept : un club de rap où les artistes jouent en live, et dont le public est le personnage principal. Les concerts, filmés quatre fois par an au sein d’une toute petite salle surchauffée, offrent une proximité inédite entre les artistes et le public, le tout sans aucune barrière de protection. Par le passé, on y a apprécié les prestations de glorieux anciens – Kery James, Oxmo Puccino ou le duo marseillais IAM – et celles des nouveaux visages de l’Hexagone tels que Lala &ce ou SCH, dont le passage comptabilise plus d’un million de vues sur la chaîne YouTube du programme. Ce 21 mai, pendant près de deux heures, les figures de proue du hip-hop francophone vont chanter pendant 30 minutes à tour de rôle. On verra d’abord la tête d’affiche, Kaaris, rappeur emblématique de Sevran dont le premier album, Or Noir (2013) est disque de platine, puis Seth Gueko et ses innombrables tatouages accompagné de Stos, son fils âgé de 19 ans, mais aussi le jeune Luv Resval et enfin le duo DTF, récente signature du label de PNL. Comme toujours, Arte a laissé carte blanche à ses équipes et à Milgram, société de production spécialiste des retransmissions de live musicaux. Ce soir-là, La Station est en pleine effervescence : sur scène, les rappeurs se prêtent au ballet des caméramans, passant d'un objectif à l'autre, comme envoûtés par des charmeurs de serpent. Au sous-sol, dans une régie obscure, ingénieurs du son et réalisateurs – le visage uniquement éclairé par les écrans – dirigent à distance le reste de l’équipe en plateau.
Le journaliste Jean Morel en est persuadé : dans une dizaine d’années, des puces électroniques implantées dans notre oreille interne nous permettrons d’accéder à des fréquences sonores qui nous étaient inconnues jusqu’alors. En attendant l’arrivée de cette innovation futuriste, il savoure la fréquence des basses vrombissantes et accueille les pontes du rap français dans une salle aux airs de squat, sous la lueur crépitante d’une enseigne rouge “Dans le Club”. “Cette émission est une déclaration d’amour au rap, lance-t-il, nous n’invitons que des gens qui honorent cet art et, sur place, l’ambiance est digne d’un stade de foot. Je perds ma voix à chaque émission !” Malheureusement, crise sanitaire oblige, l'émission a été obligée de se réinventer. Faute de pouvoir accueillir du public, Arte a intégré des interviews entre les sessions musicales pour combler le silence : “On demande aux rappeurs de faire un concert devant des caméras, soupire le journaliste. C’est frustrant et périlleux mais il fallait bien trouver une solution. Dans la captation de live, il n’y a rien de pire que l’absence d’applaudissements.” Retransmis en direct sur les réseaux sociaux, l’évènement fait fureur et agite la communauté du rap à chaque nouvel épisode.
Soutenu par la radio dès les années 80 – des expérimentations musicales de Radio Nova aux programmes de Radio 7 (Radio France), animés par des vedettes comme Sidney ou Dee Nasty –, le rap français a toujours fasciné les médias, pour de bonnes ou de mauvaises raisons. On se souvient de H.I.P. H.O.P, l’émission multicolore de TF1 diffusée pour la première fois en 1984, des lives du Grand Journal sur Canal +, des interviews de Booba, Snoop Dogg, Jay-Z ou Nas dans le programme Tracks d’Arte… mais on repère aussi les opportunistes. Par exemple, la radio Skyrock s’intéresse au rap dès 1995 lorsque les quotas francophones (instaurés un an avant) obligent les radios à diffuser, aux heures de grande écoute, un minimum de 40 % de chansons françaises, dont la moitié au moins provenant de nouveaux talents ou de nouvelles productions. Skyrock mise alors sur le rap, flairant que ce genre en plein essor pourrait lui rapporter gros. Sur Canal +, Thierry Ardisson raille quant à lui les jeunes banlieusards en sweat capuche, ne recueille que l’anecdote, le happening et le buzz pour gonfler l'audimat, tandis que France 2 monte un véritable tribunal du bon goût avec ses chroniqueurs. Beaucoup n’ont d’estime que pour le “rap élégant” de Solaar et de Puccino, le reste étant qualifié de “sous-culture d’analphabètes” par Eric Zemmour… Contrairement à l'image élitiste ou vieillotte qui lui colle parfois à la peau, Arte démontre ici, une fois encore, qu’elle est l’une des chaînes de télévision les plus modernes. Avec Dans le Club, elle se met littéralement au service du rap en célébrant à la fois les artistes et les passionnés d’un genre autrefois décrié, devenu aujourd’hui la nouvelle musique pop.
Tout y est. Pendant l’enregistrement, les artistes savourent une scène improbable : les employés quinquagénaires de la chaîne franco-allemande hochent la tête de bas en haut, entourés d’une vingtaine de jeunes en survêtement qui font de même. Un rappeur ne vient jamais sans son crew. C’est d’ailleurs en écoutant discrètement les conversations de ces accompagnateurs anonymes que l’on apprend que le jeune duo DTF s’apprête à donner sa troisième interview… en deux ans ! Une véritable épreuve… pour eux comme pour l’intervieweur ! “Pour interroger un rappeur, il faut le mettre en confiance en évoquant son art avec un lexique spécifique, confie Jean Morel. “Les rappeurs se sentent parfois sous-estimés, parce qu’on les élève au rang de porte-parole de tout un mouvement, mais sans jamais leur parler de ce qu’ils font vraiment.” Ce soir, tout s'est bien passé, les 134 minutes de l’émission sont en boîte, et déjà disponibles sur le site d’Arte Concert.