Le public s’impatiente. Voilà vingt bonnes minutes que la plus vaste scène du festival We Love Green, dans le bois de Vincennes, reste silencieuse. Aucune trace d’Erykah Badu. Ce 1er juin 2019, l’ombre se fait rare et le mercure avoisine les 30°C. Comme à son habitude, la demoiselle est en retard... Après une douzaine de minutes interminables, les musiciens débarquent enfin. Les premières notes retentissent. La chanteuse entre en piste. Ceux qui ne la connaissaient pas restent bouche bée. “La classe !” siffle une rouquine en débardeur. La foule s’agite et fait trembler les rambardes de sécurité, beaucoup dégainent leur iPhone et le braquent en direction de la star.
Plus tard, sur les clichés flous, ils reconnaîtront quand même la chanteuse qui a – encore – fait dans la “sobriété” : immenses dreadlocks et bandana orange sous un haut-de-forme doré à bords larges, imperméable beige oversize et chaîne de nez à l’indienne. Entre la magicienne de dessin animé et la chamane sur le retour. Erykah Badu, 48 ans au moment des faits, défie la fosse du regard et entonne alors d’étranges onomatopées dignes du rite ancestral d’un gourou de pacotille. Entre les “bzzzzz”, les “vrrrrr” et les “shhhhh”, chacun s’observe en silence dans un mélange de malaise et d’étonnement tandis que l’étrange personnage fait virevolter un bâton d’encens pour purifier la zone. Une dizaine de minutes plus tard, c’est un public conquis qui se dandine sur la pelouse de La Prairie. Le concert sera plus court que prévu, mais visiblement, Erykah Badu est excusée.
Erykah Badu – “Gone Baby, Don’t Be Long”
Si le public lui pardonne si facilement ses frasques, c’est peut-être parce qu’elle se fait rare en France. Peut-être aussi parce qu’elle est la reine intouchable d’un genre qui affole les puristes : la nu-soul. Une musique hybride née au début des années 90, qui puise dans le jazz, le funk, le makossa camerounais et le hip-hop, alors que la soul pure est, à cette époque, entre les mains de Sade ou de Neneh Cherry. Nouvel héritage du label Motown revisité entre autres par les artistes Omar ou Maxwell, cette version contemporaine de la soul, aux accords riches – également nommée “new soul” ou “néo soul” – emprunte tout autant aux ballades romantiques de Curtis Mayfield qu’au scat d’Ella Fitzgerald, un jazz vocal teinté d’humour, bourré d’onomatopées, qui justifie le petit numéro d’Erykah Badu sur la scène de We Love Green.
Autre caractéristique de la nu-soul, ce groove pur induit par des musiciens qui ne jouent jamais sur le temps, mais un peu après (ou un peu avant), des productions ultra décontractées que le chanteur Bilal définissait ainsi lors d’une interview pour L’Express : “La nu-soul est une musique chaude, jouée avec des instruments vivants. Un vieux violon plutôt qu’un synthé, c’est quand même autre chose.” Le pianiste Christophe Chassol se perd, quant à lui, dans les superlatifs lorsqu’il évoque l’album Voodoo (2000) de D’Angelo, un classique du genre qui utilise la technique du “tuilage” et superpose des couches d’une même voix à des tessitures différentes dans la pure tradition du gospel.
Pour comprendre Erykah Badu, il faut comprendre la nu-soul. Ou peut- être est-ce l’inverse... Tout comme le jazz et la soul avant elle, la nu-soul s’inscrit dans une dimension sociopolitique, se faisant l’hymne d’une diaspora africaine fortement influencée par la spiritualité. À l’instar d’une Jill Scott, d’un Raphael Saadiq ou d’une Lauryn Hill, Erykah Badu n’est pas une simple interprète, mais incarne, avec ce genre post-soul, l’interconnexion des Afro- Américains et leur ancrage dans un espace plus vaste : le monde des afro-descendants. Dans les années 70, la soul était l’un des seuls attributs culturels de la jeunesse noire. C’est notamment pour cela que la nu-soul reprend l’instrumentation organique du hip-hop – un genre musical désormais souverain qui a joué un rôle phare dans l’émancipation des Afro-Américains.
Erykah Badu – “Window Seat” - 2011 Soul Train Awards
Erykah Badu, Badulla Oblongata, Sara Bellum, Analogue Girl in a Digital World, Fat Belly Bella, Manuela Maria Mexico... autant d’alias improbables attribués à Erica Wright, qui a depuis longtemps renié son “nom d’esclave”, transformant l’orthographe de son prénom (le kah égyptien signifiant “lumière intérieure”) et préférant “Badu”, terme justement inspiré des scats de jazz. Née à Dallas en 1971, elle foule sa première scène à l’âge de 4 ans pour danser auprès de sa mère, actrice. Passée par les free-styles de rap et les cours d’art dramatique à l’adolescence, elle se lance en solo avec brio et signe, dans la foulée, son premier contrat chez Kedar Entertainment. En 1996, Erykah Badu planche sur son premier album grâce à un certain Kedar Massenburg, grand ponte du label Motown, qui est d’ailleurs à l’origine du terme “nu-soul”. Son phrasé quelque peu nasillard, proche de celui de Billie Holiday, la pose comme la porte-parole de la révolution nu-soul amorcée par son alter ego masculin D’Angelo, dont elle fait alors les premières parties. En 1998, son premier opus, Baduizm, est sacré meilleur album de R’n’B aux Grammy Awards. Elle s’impose devant Mary J. Blige et Whitney Houston. Plus tard dans la soirée, elle décrochera le trophée de la meilleure chanteuse de R’n’B. À l’époque, un titre fait déjà fureur : On & On.
Deux ans plus tard, Erykah Badu confirme son statut d’étoile montante avec l’opus Mama’s Gun, enregistré alors que sa relation avec André 3000 (membre du duo OutKast et père de son premier fils) bat de l’aile. Si la chanteuse meurtrie évite toute référence à sa vie privée dans sa musique, le rappeur évoquera son ancienne dulcinée dans son tube Ms. Jackson (2000). Avec six albums à son actif, tous salués par la critique, la musicienne fait un élégant doigt d’honneur aux héroïnes fades du R’n’B qui misent davantage sur les minauderies, le gloss et leur fessier de compétition.
Du haut de son 1,50 m, Erykah Badu dénote par sa dégaine de sorcière excentrique complètement stone : un jour, des papillons de cuivre fourmillent dans son afro astronomique transformée en nuage frémissant. Un autre, de longues tresses se dissimulent sous un couvre-chef futuriste associé à une cape multicolore interminable. Un autre encore, une mèche de cheveux clandestine et tentaculaire s’échappe de son foulard de tête volumineux, héritage sombre mais assumé de la “loi tignon” de 1785 (“tignon” étant un vieux terme synonyme de “chignon”) qui obligeait les femmes noires à couvrir leur chevelure pour ne pas attiser le désir de l’homme blanc.
Erykah Badu dénote aussi par ses engagements politiques. Par exemple, lorsqu’elle évoque, dans son titre A.D. 2000, le meurtre d’Amadou Diallo, immigré guinéen abattu en 1999 par la police de New York de 19 balles (sur 41 tirées) alors qu’il sortait son portefeuille pour s’identifier. Mais aussi lorsqu’elle lance la Fondation B.L.I.N.D. (Beautiful Love Incorporated Nonprofit Development), initiative solidaire qui propose aux jeunes de Dallas de découvrir la danse, le théâtre et les arts visuels. Dans son clip Window Seat (2010), elle s’essaie à l’effeuillage : dans ce long plan-séquence de cinq minutes, elle se dénude, le long du parcours effectué par John F. Kennedy le jour de son assassinat à Dallas, le 22 novembre 1963, avant de s’effondrer sur le sol, terrassée par une balle invisible...
Près de vingt ans après la sortie de son premier album, Erykah Badu s’est lancée dans un étrange business en proposant Badussy, des bâtons d’encens qui répandent dans la pièce l’odeur de ses parties intimes. Vendus exclusivement sur son site Internet Badu World Market, les produits ont été écoulés en intégralité en une vingtaine de minutes. Rupture de stock. Un engouement qui confirme la légende urbaine selon laquelle, pour reprendre les termes de la chanteuse, ses parties intimes métamorphoseraient littéralement les hommes. Quant à la composition de ces bâtons, vendus 50 dollars la boîte de vingt, il s’agirait, entre autres, d’huiles essentielles, de résine séchée au soleil et de cendres de culottes découpées en petits morceaux...
À l’aube de sa cinquantième année, l’interprète d’Orange Moon et de Gone Baby Don’t Be Long ne semble pas s’être assagie. Pendant le confinement, elle a créé sa propre plateforme de streaming pour diffuser des lives de qualité payants – de 1 à 3 dollars. Elle s’agitait en compagnie de ses musiciens, tous prisonniers d’énormes bulles en plastique gonflables justifiées par la distanciation sociale. Plus tard, elle s’affiche aux côtés du youtubeur déjanté Marc Rebillet et délire pendant une dizaine de minutes, la tête enveloppée d’une immense structure géométrique, pendant que son acolyte en caleçon hurle au micro. Bilan à ce jour : 880 000 vues.