Lors de la 63e édition des Grammy Awards, la chanteuse Fiona Apple a remporté le trophée du “Meilleur album de musique alternative” et celui de la “Meilleure prestation rock” pour Shameika. Focus sur un opus historique.
La scène est sombre et l’atmosphère lourde. Au premier étage d’une maison perdue dans la nuit, une porte verrouillée renferme une chambre où une adolescente vient être torturée. Une enquêtrice spécialisée dans les crimes sexuels, incarnée par l’actrice Gillian Anderson, prononce cette phrase grave, le regard perçant : “Fetch the Bolt Cutters” (en français : “Va chercher le coupe-boulon”). Cette scène, tirée de la série policière britannique The Fall (2013 - 2016), donne son nom au dernier album de l'Américaine Fiona Apple, sorti le 17 avril dernier. Une œuvre qui, à peine annoncée, a bouleversé le monde de la musique – le très respecté magazine musical Pitchfork lui a accordé la note légendaire de 10/10.
À 42 ans, Fiona Apple ne sort que très peu de sa demeure de Venice Beach. Seule ses promenades matinales avec ses chiens rythment son quotidien. Une vie d’ermite que le confinement n’est pas venu bouleverser. Pourtant, cette récente assignation à résidence a permis à la chanteuse de terminer son premier album studio depuis huit ans. Sorti en 2012, The Idler Wheel s'était classé 3e au Billboard Album Chart en et avait reçu une nomination aux Grammy Awards pour le meilleur album de musique alternative. En réalité, depuis la sortie de son premier album, Tidal en 1996 – Fiona Apple n’a alors que 19 ans –, chacun de ses disques est un phénomène. Tidal, œuvre écorchée et désordonnée qui évoque le viol que la musicienne a subi à douze ans est certifié triple Platine aux États-Unis et lui vaut le Grammy Awards de la Meilleure performance vocale féminine dans la catégorie Rock. Plus de vingt ans plus tard, que reste-t-il des envolées lyriques et de la rage de la jeune prodige ?
Fiona Apple – “Shameika”
Du bricolage à la musique
Enregistré aux côtés des rivages paisibles de Venice Beach, l’album Fetch the Bolt Cutters n’est pourtant pas fait de douces ondes. Dans ce disque au son brut et percussif, Fiona Apple réinvestit sa propre demeure, utilisée comme un instrument à part entière. La cuisine d’abord, où l’on tape sur les casseroles. Et puis les murs, sur lesquels on frappe. Le sol, que l’on piétine. Même les jappements de chiens trouvent leur place sur le titre Fetch the Bolt Cutters – ils sont au moins cinq à être crédités : Mercy, Maddie, Leo, Little, et Alfie.
Toutefois, il ne faut pas confondre isolement et solitude. Fetch the Bolt Cutters, s’il est résolument introspectif, n’est pas pour autant un disque solitaire. Fiona Apple s’est entourée de plusieurs musiciens et amis, dont la batteuse Amy Aileen Wood, le bassiste Sebastian Steinberg ou encore le chanteur Davíd Garza, qui révèle au New Yorker que l’Américaine voulait “démarrer à partir du sol”. “Pour elle, la terre, c’est le rythme”. Même la mannequin Cara Delevingne s’est invitée sur l’album de son amie de longue date. Aux aboiements se mêlent des souffles et des chuchotements, des claquements de mains… Une symbiose qui fait de ce nouvel opus une œuvre vivante, voire exaltante.
Fiona Apple - “I Want You To Love Me”
L’exigence, l’intransigeance, l’authenticité
Depuis ses débuts dans les années 90, Fiona Apple s’est fait remarquer pour deux atouts majeurs. Sa voix d’abord, parfois brisée, parfois enragée, mais toujours terriblement écorchée. Son piano enfin, premier instrument rencontré lors de sa formation de musicienne, qu’elle n’a jamais quitté. Fetch the Bolt Cuttersn’échappe pas à la règle. Néanmoins, le disque se libère des conventions pop, et se joue des structures classiques du genre. L’interprète parle plus qu’elle ne chante.
Comme dans beaucoup d’albums brillants, Fetch the Bolt Cutters se démarque par son mélange improbable de mélodies. Tandis que Ladies, ou la ligne de basse de Cosmonauts font vibrer quelques notes très soul, Heavy Balloon s’ouvre sur une couleur plus électronique. Des élans jazz fleurissent au beau milieu de l’album, dans des instants inattendus. Le morceau For Her, quant à lui, oscille entre une ballade de blues et un air de cabaret. C’est simple : Fetch the Bolt Cutters n’a peur de rien. Son audace musicale n’a d’égale que les textes de son artiste, interprétés avec la force de ses tripes. En deux secondes, la voix de Fiona Apple bascule d’un cri rauque à un murmure intime, qui peine à parvenir jusqu’au micro.
Fiona Apple - “Ladies”
De la vulnérabilité à la catharsis
“Une symphonie sauvage du quotidien”. C’est ainsi que la critique Jenn Pelly qualifie le dernier opus de Fiona Apple. Depuis son premier opus, la musicienne explore son tumulte intérieur au travers de thèmes tels que la mort, la masculinité toxique, les cicatrices du passé. For Her évoque sans équivoque le viol subi à l’âge de douze ans par un étranger : “You raped me in the same bed your daughter was born in.” Un rappel des premiers morceaux de l’artiste, obsédés par les trahisons masculines et l’autorité patriarcale. La colère explose dans les cris et les percussions précédemment évoqués. Mais cela n’empêche en rien de transformer Fetch the Bolt Cutters en un opus résolument vulnérable.
Le refus de montrer leurs faiblesses : c’est l’un des reproches constants de Fiona Apple à l’égard des hommes qui l’entourent. Comme le fait remarquer Jenn Belly, alors que The Idler Wheel, le quatrième album de la chanteuse, était une longue quête vers l’introspection, Fetch the Bolt Cutters lui permet de régler ses comptes avec le monde. Dans Relay, l’un des joyaux de l’album, elle énumère les défauts d’un ex, avant de livrer une critique de l’hyper-médiatisation contemporaine : “I resent you for presenting your life like a fucking propaganda brochure” assène-t-elle (en français : “Je te méprise pour avoir fait de ta vie une putain de brochure de propagande”). Furieux et virtuose, Fetch the Bolt Cutters s’inscrit parmi les albums les plus percutants de l’année.
Fetch the Bolt Cutters [Epic Records], disponible.