Révélé en 2015 par un premier album qui portait leur nom, Ibeyi, le duo formé par les jumelles Lisa-Kaindé et Naomi Diaz n’a cessé depuis de conquérir le monde. Les Françaises avaient déjà séduit Richard Russell – producteur de The XX et d’Adele, qui les accompagne depuis leurs débuts – quand Beyoncé tombe sous leur charme et les invite à participer à son film Lemonade en 2016. L’Internet s’enflamme. Et lorsque Chanel s’envole à Cuba pour présenter sa collection croisière 2017, c’est bien sûr aux deux sœurs, nées d’un père cubain (le célèbre musicien Angá Diaz), que Karl Lagerfeld fait appel. Parce que leur musique syncrétique, entre sonorités électroniques, cubaines, jazz et soul, incarne la quintessence d’une époque qui ne connaît ni les genres ni les frontières. Mais aussi parce que leurs compositions, bouleversantes ou enivrantes, ont une âme : une “soul” que leur second opus Ash, l’un des beaux succès de l’année 2017, déploie avec élégance sur douze titres lumineux, et engagés.
Numéro : Votre musique est irriguée par une grande spiritualité, par la religion yoruba notamment, très implantée à Cuba, mais dont on trouve l’origine autour du Niger. Vous êtes-vous déjà rendues en Afrique ?
Naomi : Nous avons vécu une expérience hors du commun au Bénin. Nous voulions nous rendre à la Porte du non-retour, ce lieu où les esclaves partaient pour le continent américain. Ce lieu où la douleur se sent jusque dans l’air. En chemin, une femme nous interpelle : “Jumelles ? Je viens du village des jumeaux. Il faut que vous m’accompagniez. Nous devons faire une cérémonie.” Là-bas, lorsqu’un jumeau meurt, on se doit de lui créer une figurine et de la nourrir jusqu’à la fin de la vie de l’autre jumeau. Pour notre venue, les prêtres ont sorti toutes les figurines. Le village a entonné des chants, allumé des encens, et les hommes tapaient sur leurs torses... comme cela se fait chez nous à Cuba. D’un continent à l’autre, des générations plus tard... Nous étions en pleurs.
“Lorsque j’apprends que je suis l’une des filles de Yemaya, déesse de la Mer, je me souviens aussitôt que, petite, je passais mon temps à chanter devant la mer. Je rêvais d’être une sirène et de respirer sous l’eau. Je chérissais ce sentiment, j’étais obsédée par cette idée de l’humanité sous l’eau, d’une Atlantide.”
Est-il vrai que, selon la religion yoruba, vous êtes fille de la déesse de l’Eau et fille de la déesse de la Foudre? Et qui en a décidé ainsi ?
Naomi : Ce sont les dieux qui en décident, lors d’une cérémonie. Les prêtres lancent les coquillages sur le sol et lisent la réponse des dieux. Est-ce que cette fille est la fille de Osun ? Non. Est-ce que cette fille est la fille de Ogun ? Non. Est-ce que cette fille est la fille de Shango ? Oui. J’étais la fille de Shango, déesse de la Foudre. Et Lisa, la fille de Yemaya, déesse de la Mer. Et question caractère, les dieux ne se sont pas trompés.
Lisa-Kaindé : Lorsque j’apprends que je suis l’une des filles de Yemaya, je me souviens aussitôt que, petite, je passais mon temps à chanter devant la mer. Je rêvais d’être une sirène et de respirer sous l’eau. Je chérissais ce sentiment de bien-être sous l’eau, dans une bulle, bercée par les vagues, dans un monde parallèle. J’étais obsédée par cette idée de l’humanité sous l’eau, d’une Atlantide. J’étais gamine, ça explosait mon cerveau.
Naomi : C’est l’effet que nous ont fait également les films de Miyazaki : Le Château dans le ciel, Princess Mononoké que nous avons vus au cinéma avec notre père alors que nous avions 7 ans.
Lisa-Kaindé : Ces films ont ouvert notre imaginaire. J’ai fait une liste de films qui ont changé ma vie, pour la transmettre un jour à mes enfants, et ceux-là en font partie. Ces œuvres te font pleurer et te font prendre dix ans d’un coup ! Parce que ces dessins animés ne prennent pas les enfants pour des idiots. Après avoir vu Princesse Mononoké, je me suis dit : “Je veux être cette fille sauvage. Je veux être pourvue de son courage.”
Votre gémellité est toujours mise en avant. Mais qu’ont en commun la mer et la foudre ?
Naomi: Nous n’avons jamais été des jumelles inséparables. Nous n’avons jamais été dans la même classe. Nous avons même fréquenté des lycées différents. Et nous n’avions pas forcément les mêmes amis !
Lisa-Kaindé : Et Naomi a quitté la maison très tôt. Quand tu revenais et que je te voyais, je découvrais le gouffre de nos différences. J’avais un emploi du temps bien établi, j’allais à l’université, j’étudiais. Et toi, tu étais en train de vivre ! Tu allais à des concerts de jazz, tu chantais tout le temps. J’étudiais le jazz, toi, tu le vivais. Tu vivais ta vie d’adulte et j’étais encore une gamine. Et puis Ibeyi a commencé à exister. Tu es revenue à la maison. Nous avons rencontré Richard Russell.
Richard Russell est votre producteur depuis votre premier album. Quel genre de conseils une légende de la musique telle que lui donne-t-elle à des artistes qui ont à peine 20 ans?
Lisa-Kaindé : “Les gens pensent qu’il faut écouter beaucoup de musique pour faire un album. Mais ce qu’il faut faire avant tout, c’est lire des livres.” C’est ce que nous a dit Richard dès notre premier album. Il nous a parlé longuement de Damon Albarn [membre des groupes Blur et Gorillaz], de la manière dont il s’enferme avec une montagne de livres pour écrire. Parce que le plus dur dans la musique, nous disait-il, ce sont les paroles.
Les vôtres sont nourries de références et de citations littéraires, depuis la poétesse Claudia Rankine jusqu’au journal intime de Frida Kahlo...
Lisa-Kaindé : Nous sommes issues d’un milieu cultivé et nous sommes fières de notre héritage. Notre grand-père était professeur d’histoire de l’art au Venezuela. Notre grand-mère enseignait la littérature. Et notre père, bien sûr, était un immense musicien. Sans oublier notre mère. Imaginez l’effet que produisent les paroles d’une mère sur ses deux enfants, lorsqu’elle leur déclare : “Ce livre a changé ma vie” ou “Cette chanson a changé ma vie” ! Dès notre enfance, nous avons été confrontées
à la puissance de la création artistique. Et nous l’avons ressentie au plus profond de nous-mêmes.
“Nous sommes issues d’un milieu cultivé et nous sommes fières de notre héritage. Dès notre enfance, nous avons été confrontées à la puissance de la création artistique. Et nous l’avons ressentie au plus profond de nous-mêmes.”
Peut-on revenir sur le morceau No Man Is Big Enough for My Arms, dont le titre est tiré de La Veuve Basquiat, le livre qu’a écrit Jennifer Clement sur l’histoire d’amour entre son amie Suzanne Mallouk et Jean-Michel Basquiat ?
Lisa-Kaindé : Nous étions dans la maison de campagne de Richard Russell. Je suis tombée par hasard sur ce livre, qui m’a tout de suite attirée parce qu’il était question de Basquiat. La narratrice y décrit comment, alors qu’elle n’avait que 7 ans et que sa mère avait caché un militaire qui avait fui les combats, ce dernier
lui aurait dit en partant : “Je reviendrai un jour, et je t’épouserai.” Et la fillette de lui répondre : “No man is big enough for my arms.” “Aucun homme n’est assez grand pour mes bras.” À la lecture du texte, ma mâchoire s’est décrochée. Qui oserait dire quelque chose comme ça aujourd’hui ? Quelle femme, adulte, a cette indépendance vis-à-vis des hommes ? Dès le lendemain, j’ai retrouvé Naomi en studio et je lui ai dit : “Nous avons une chanson.”
Vous y avez ajouté l’extrait d’un discours très puissant de Michelle Obama, où l’ex-première dame explique qu’une société peut se juger à la manière dont elle traite ses jeunes filles...
Naomi : Alors que la chanson prenait forme en studio, Donald Trump était élu aux États-Unis. L’homme qui se vantait d’“attraper par la chatte” les femmes...
Dans le morceau Deathless, vous évoquez une histoire plus personnelle. Adolescente, Lisa, vous êtes arrêtée par la police, traitée comme une délinquante à cause de votre coupe afro et de votre couleur de peau...
Lisa-Kaindé : Je comprends qu’il y ait des gens racistes. Parce qu’ils sont ignorants. C’est dégueulasse et inacceptable, mais je le comprends. C’est logique. Ce qui m’a vraiment choquée ce jour-là, c’est l’absence de réaction des témoins de la scène. Qui m’a secourue ? Qui m’a aidée à ramasser mes affaires ? Qui a eu un mot gentil ? Tous sont restés pétrifiés. Être immortel, deathless, comme je le dis dans le morceau, c’est reprendre le pouvoir, agir, changer les choses. Je ne parle pas de révolution, je parle juste d’un mot gentil.