Etienne Daho par Peter Lindbergh
Numéro Homme : En l’espace de deux ans, vous avez sorti un album, frôlé la mort, puis entamé une tournée marathon…
Étienne Daho : Face à une mort imminente, je me suis surpris moi-même. Ce fut un moment… intéressant. J’ai toujours été un bloc de béton, plus costaud que beaucoup de gens ne le pensent. Chez moi, ça a toujours été marche ou crève. Alors je n’ai pas voulu abdiquer. Et la force du mental a pris le dessus. Même à l’hôpital, je continuais à donner des interviews, je travaillais à la pochette de l’album. Un hyperactif au milieu des tuyaux… J’ai pris un plaisir incomparable sur scène par la suite. Je me suis rendu compte que je lâchais prise. J’étais moins dans le contrôle. Les rideaux auraient pu me tomber dessus que ça n’aurait rien changé. La fidélité du public et des musiciens qui ont attendu mon rétablissement m’a touché. J’ai compris que j’étais accompagné et que j’étais aimé. J’ai enfin accepté d’être aimé, aussi.
Vous avez toujours fait preuve d’une extrême pudeur. J’ai été étonné de lire cette année des confessions sur votre enfance et sur un fils que vous ne voyez pas.
Je n’aime pas aborder ces sujets très personnels car il n’est pas question que de moi. Quand on parle de l’autre, on peut le faire souffrir. On peut l’abîmer. J’essaie d’éviter autant que possible. Cette pudeur me vient pour beaucoup de ma famille. Elle m’a appris à ne jamais charger les autres avec ce qui est négatif, à maintenir une façade solide par courtoisie. Je suis aussi un homme, et les hommes sont pudiques. J’appartiens également à une génération qui n’exprime pas ses émotions et ne parle pas d’amour… mais qui préfère le faire.
Êtes-vous toujours sur la réserve avec les autres ?
Je privilégie la douceur et les rapports de séduction. La bienveillance est pour moi essentielle. Et c’est une chose qui me manque cruellement. Nous vivons dans un monde où personne ne se préoccupe de savoir s’il peut blesser ou heurter. Il faut faire attention aux autres. Sous la plus épaisse des carapaces, vous avez toujours un cœur qui bat. Chacun a sa boîte à secrets et ses zones de fragilité. On n’y entre pas comme ça, de force, comme un bulldozer.
Seriez-vous impénétrable ?
Quand j’ouvre la porte, je l’ouvre vraiment. Et cette rareté donne toute sa valeur aux relations, qu’elles soient amicales ou amoureuses. J’ai un besoin d’intensité. Et l’intensité, on la trouve plus facilement à deux qu’à plusieurs. Je n’aime pas la foule. Je suis très vite mal à l’aise. Je suis tellement sauvage qu’il faut toujours que je sois vigilant. J’adore vivre avec ma singularité. C’est très confortable. Et puis on ne peut pas se disperser si l’on veut préserver l’intensité des choses profondes. Pourtant, je fais partie d’une génération qui s’est dispersée plus que de raison. Il était recommandé de se jeter à corps perdu dans la drogue et l’alcool, de baiser avec tout le monde. C’était une manière d’être accepté par le groupe.
Et qu’en est-il aujourd’hui ?
Je suis un homme d’excès. Avec le temps, je n’ai plus les mêmes, évidemment. J’ai pris conscience que le corps est un véhicule qu’il faut entretenir. En ne dormant pas et en fumant trois paquets de clopes par jour, je ne peux pas le protéger. C’est lié à mon âge bien sûr. À presque 60 ans… Alors je transforme mes excès, cette intensité qui m’habite, en travail, en projets, en implication.
Tous vos excès ont aussi formé un terreau pour des morceaux moins lisses qu’il n’y paraît. Vous chantez le suicide, les expérimentations sexuelles, la drogue…
Je parle de la vie, tout simplement. Et dans la vie, il y a des émotions, en forme de montagnes russes, la dureté, la douceur, le sexe ou l’absence d’amour… J’aime qu’il y ait deux niveaux de lecture dans ma musique : ce qu’on entend, sur le mode de la douceur et de la séduction à travers les harmonies et les arrangements, et puis les textes incisifs qui disent des choses qui ne brossent pas dans le sens du poil. Ou qui évoquent des drames. Je m’empare de thèmes universels. C’est pour ça que je suis toujours là. Au bout d’un moment, je crois qu’on est élu. Le succès et la longévité n’ont plus rien à voir avec soi. Le talent et le travail ne suffisent pas. Ce sont les autres qui décident si vous êtes une voix pour eux.
Vous me disiez il y a deux ans que vous aviez tout fait pour éviter que les morceaux de votre dernier album, Les Chansons de l’innocence retrouvée, soient des tubes.
C’est vrai. [Rires.]
N’y aurait-il pas un peu de fausse modestie ? Vous ne vous éloignez pas du format pop…
La pop, je ne sais pas ce que c’est. Ce terme était très pratique quand j’ai commencé parce que tout était cloisonné. Soit on revêtait les habits du rockeur, avec toute la rigidité de ses codes, soit on faisait partie des artistes de variété. Je ne me retrouvais ni chez les uns ni chez les autres. C’est inhérent à ma personnalité. Je ne veux entrer dans aucune case. Je déteste les endroits fermés. J’étouffe. Alors je m’étais autodéfini comme quelqu’un qui fait de la pop. Dans les années 80, un courant a ainsi émergé autour de moi. Mon succès a ouvert une brèche dans laquelle d’autres se sont engouffrés. C’est ce qui a donné son identité à la musique pop en France. Les médias et les gens de la variété ne comprenaient rien à ce que nous étions. Et les gens du rock nous trouvaient trop ouverts, pas assez hostiles au succès. Pourtant, par la suite ils ont été nombreux à regretter de ne pas en avoir eu.
De qui parlez-vous ?
Des gens avec qui j’ai grandi, des gens à qui je ressemblais le plus et qui se sont sentis trahis par mon succès. Ils me l’ont fait ressentir. Au départ, j’ai vécu le succès avec culpabilité. Je pense à tous les musiciens rock de Rennes, d’où je viens. J’avais beau avoir réalisé mon premier album avec Jacno des Stinky Toys et avec les musiciens de Marquis de Sade, deux groupes essentiels de l’époque, ça ne suffisait pas. Parce que même si j’ai été biberonné au rock, je ne voulais pas en faire. Et je ne voulais pas chanter en anglais. Je ne voulais pas faire partie d’un groupe. J’avais tout à réinventer. J’assumais également toute une partie de mon identité : la musique française de Trenet, Gainsbourg, Birkin, Dutronc ou Brigitte Fontaine… Sauf qu’en 1977, lorsque je disais que j’aimais les Beach Boys et Françoise Hardy, c’était vécu comme une provocation.
Quelle était votre relation à la nouvelle scène rock française de la fin des années 70 ?
Cette scène n’était pas uniforme. Le groupe Stinky Toys n’était pas Marquis de Sade qui n’était pas Marie et les garçons qui n’était pas Taxi Girl… Je n’aurais jamais fait de musique s’il n’y avait pas eu les Stinky Toys. J’ai été renversé par ce qu’apportaient Elli Medeiros et Jacno. C’était énorme. Dans l’attitude. Dans l’image. Leur musique n’a pas assez été écoutée. Il y avait une souffrance, une rage, une énergie. Nous avions en commun l’amour de la variété française et d’une musique plus pointue. Nous partagions une même passion pour le Velvet Underground et les Stooges.
Aujourd’hui, vous préférez vous entourer de la nouvelle génération : Lescop, Perez, Fránçois & the Atlas Mountains, Yan Wagner…
J’ai toujours partagé la lumière. Depuis mes débuts, j’ai réalisé des dizaines de duos et de productions pour d’autres. Je ne suis pas quelqu’un qui aime qu’on le regarde. Je préfère regarder les autres. C’est pour cela que la photo m’intéresse. Les gens que je photographie me donnent dans les premiers instants ce qu’ils pensent être le meilleur d’eux-mêmes. Le regard ou la pose qu’on prend devant la glace. Et puis, avec le temps, ils se relâchent et s’ouvrent. C’est un moment superbe que l’objectif peut alors immortaliser. Mais c’est vrai que les musiciens de cette génération ont quelque chose de particulier. D’abord, ils ont cité mes morceaux. Mon travail a influencé le leur. Il a fait bouger leur sensibilité. Et j’ai l’impression que cette génération d’artistes m’a mieux compris que les précédentes. Le succès provoque toujours certains malentendus. Surtout lorsqu’il est massif. Eux ont compris mon ressenti et ma manière de travailler.
Que pensez-vous de Christine and the Queens, qui fut l’une des plus belles découvertes de 2014 en France ? Son jeu sur les identités et les genres fait-il écho chez vous ?
Non. Pour moi, le genre est une évidence. Je vis très bien mon genre masculin, pleinement. J’ai du plaisir à être un homme. Je ne me sens pas du tout tourmenté par mon identité. J’apprécie beaucoup le travail de Christine and the Queens. Chaque artiste évoque les sujets qui le taraudent. Ce n’est pas un sujet pour moi. Ce qui pourrait m’intéresser, ce n’est pas tant le genre que la manière
de l’exprimer. J’aime l’excentricité. Les Anglais savent très bien le faire, de David Bowie à Boy George. Héloïse [Letissier] de Christine and the Queens a vécu en Angleterre, ce n’est pas un hasard. Alors qu’en France, au contraire, on valorise la normalité. Celui qui est différent – roux, grand, petit –, on lui casse la gueule à la récré. Pour avoir la paix, il faut être normal.
Londres est une ville que vous avez toujours appréciée…
Elle ressemble un peu à la personne que je suis. Je vis en exil, vous savez. Je suis chez moi à Lisbonne. Je suis chez moi à Ibiza. Je suis chez moi à Paris. Désormais, j’ai développé un tel sens de l’exil que je me sens partout chez moi. Je transporte tout en moi : mes souvenirs, mes photos, mes disques et mes bouquins. La personne que vous avez en face de vous est une valise pleine de choses.
Et que prépare actuellement la personne que j’ai en face de moi ?
J’ai quelques productions en cours. Je fais la tournée des festivals rock en France et à l’étranger cet été. Le rock aura fini par me rattraper… [Rires.] Mais je suis surtout en train de revivre mon passé. On va réaliser un documentaire sur moi. Ma vie, mon œuvre. C’est intéressant de repasser dans ses pas, de regarder toutes ses photos et ses émissions de télé. Ce qui me rassure, si toutefois j’avais besoin de l’être, c’est que je me reconnais partout. Je peux me tourner sereinement vers mon passé. J’ai d’autres tourments, bien sûr. Je suis un artiste. Je ne serai jamais totalement apaisé.