Dans un plan-séquence ensorcelant filmé en prises de vues rapprochées, deux sœurs jumelles aux chevelures volcaniques sortent tour à tour la tête de l’eau pour chanter des mélopées tribales aux vertus réparatrices. C’est ainsi que le monde découvrait, en 2014, les obsédantes sœurs Ibeyi, dans le clip de River. Ces sculpturales Franco-Cubaines d’origines vénézuélienne et tunisienne symbolisaient, à travers cette chorégraphie en apnée hypnotique, le pouvoir de l’art, et en particulier celui de la musique, capable de redonner du souffle à ceux qui croient perdre pied. L’idée que le rythme sauvera le monde, c’est toute l’histoire d’Ibeyi. Une histoire de sœurs, Lisa-Kaindé Diaz (écriture, lead vocal et tresses farouches) et Naomi Diaz (percussions, arrangements et yeux de jade), qui ont fait de l’adversité une force, puisant dans leurs racines multiculturelles leur mystérieux pouvoir d’envoûtement. Quand leur père, le percussionniste cubain Anga Díaz, membre du groupe culte Buena Vista Social Club, disparaît en 2006, les jumelles âgées de 11 ans refusent alors de céder au silence et choisissent de juguler la tristesse en la transformant en mélodies apaisantes.
Encore enfants, elles apprennent à jouer du cajón, l’instrument fétiche de leur père, inventé il y a des siècles au Pérou. Une modeste caisse en bois, initialement destinée à la cueillette des fruits ou à la pêche, que les esclaves péruviens utilisèrent comme instrument, faute d’objets plus raffinés. Un objet en bois qui, comme Ibeyi, renferme des milliers de voix et d’histoires enfouies. Mues par la volonté de faire leur deuil sans sombrer dans le pathos, les sœurs Ibeyi sont allées encore plus loin dans l’hommage à leur illustre patrimoine en étudiant les musiques folkloriques yorubas. Les Yorubas, peuple d’origine africaine, ont fait l’objet d’une déportation massive pour devenir esclaves en Amérique du Sud, aux Caraïbes et à Cuba. En un EP (Oya en 2014) et deux albums, Ibeyi (2015) et Ash (2017), les sœurs Diaz ont eu à cœur de mélanger la langue et la culture yorubas, si importantes pour elles, avec l’anglais, l’espagnol et des genres musicaux tels que la soul, le R’n’B, le jazz et le folk. Elles ne manquent pas non plus une occasion de rendre hommage à la santeria, une religion syncrétique pratiquée avec ferveur par les Afro-Cubains. Sur scène, les jumelles allument ainsi des bougies et récitent des prières, comme si leur père et leur sœur aînée, elle aussi disparue bien trop tôt, étaient toujours avec elles.
Il n’y a pourtant pas de larmes chez Ibeyi, mais une énergie sauvage et vitale qui prend aux tripes et dévaste tout sur son passage. Ancrés dans la tradition mais aussi pleinement engagés dans leur époque, leurs textes dénoncent le racisme et prônent un féminisme conquérant. Autant de facettes qui ont séduit la planète entière. La maison Chanel les a ainsi invitées à jouer en live lors d’un défilé à Cuba en 2016. Mais elles forcent aussi le respect de leurs pairs. Adele, Quincy Jones, Pharrell Williams, Jay-Z ou encore Beyoncé, qui leur a demandé d’apparaître dans le film qui accompagnait son album Lemonade en 2016… tous ont fait part de leur amour immodéré pour ce duo fusionnel. Prince parlait même d’elles comme d’une “tornade à deux voix”. Une tornade fascinante qui nous a livré les dessous de son nouveau single, Made of Gold.
Numéro : La légende prétend que lorsque vous ne créez pas ensemble, vous vous disputez tout le temps. Comment définiriez-vous votre lien ?
Lisa-Kaindé Diaz : Je dirais que Naomi est plus dans la production, le rythme, les mouvements du corps. Elle a besoin que la musique contienne une énergie viscérale. Moi, je suis plus centrée sur la mélodie, les sonorités des mots, les chœurs. Les deux ensemble, ça donne Ibeyi, rencontre entre ces deux mondes, comme le yin et le yang. Ce qu’on entend, à travers nos albums, c’est que nous avons essayé d’aller de plus en plus l’une vers l’autre. Pour notre nouveau titre, Made of Gold, on a enfin trouvé notre équilibre. Nous sommes encore plus ensemble.
Naomi Diaz : Nous incarnons chacune deux côtés qui se complètent, une face solaire et une autre lunaire. Dans la mythologie yoruba, je suis la fille de Shangô, l’orisha [divinité yoruba] de la Foudre, et Lisa est la fille de la déesse de l’Eau, Yemayá. Ma couleur est le rouge, et celle de Lisa, le bleu et les teintes transparentes.
Sur votre nouveau single, Made of Gold, vous semblez, dans vos chœurs, jeter un sort à l’auditeur. Vous sentez-vous proches de la sorcellerie ?
L.-K. D. : Quand nous avons chanté les chœurs sur ce titre, la première chose que j’ai pensée, c’est qu’il s’agissait d’un appel aux sorcières, à toutes les femmes, sauvages, qui chantent sur des os. On y récite un sortilège : “Oh you with a spine who would work your mouth against this magic of mine. The sky encloses the stars. I enclose magic.” (“Ô toi avec une colonne vertébrale qui pourrait essayer avec ta bouche de contrer la magie qui sort de la mienne. Le ciel renferme les étoiles. Je renferme la magie.”) Au départ, c’était une chanson d’amour. Puis, avec Naomi, nous avons eu une vision, et nous nous sommes écriées : “Mais non ! C’est une chanson sur les ancêtres.” On y évoque le pouvoir de tous nos ancêtres et de toute la culture dont on les a coupés. Il y a les femmes, de tous les peuples, qui ont été brûlées, et qui cultivaient des plantes qu’on ne cultive plus, mais aussi nos ancêtres africains du Bénin, du Nigeria, du Togo, déportés à Cuba. On les a forcés à absorber une nouvelle culture et à oublier leur première histoire. En chantant cette chanson, et en trouvant ce sort, nous nous sommes dit : “Nous pouvons avoir accès à nos ancêtres, c’est encore en nous, dans nos cellules.” Tout ce qu’on pense avoir perdu, on peut s’y reconnecter. Les femmes ont toujours senti ça, grâce à leur intuition. Elles ont un respect pour les autres femmes, notamment celles du passé, et maintiennent un lien entre elles, comme un fil rouge tissé entre nous toutes. Et ce serait bien que les hommes le sentent aussi.
Entre ce titre et la playlist Digging gold que vous avez réalisée pour Spotify, vous semblez très attachées à l’or. Est-ce une manière de dire qu’il y a de l’or à l’intérieur de chacun de nous ?
N. D. : Oui, il y a de ça. Notre nouveau titre est comme un sort en or qui envahit le corps, et qui, d’un coup, nous fait nous sentir beaucoup plus grands. La magie existe partout. Et, plus prosaïquement, nous portons tout le temps de l’or sur nous. Et même trop ! [Elle nous montre du doigt ses nombreux colliers.] Des bagues, des dents en or… Les premières choses que nous avons achetées avec l’argent de notre travail, ce sont des bijoux de valeur en or et des petits diamants. Être une femme, de couleur, et pouvoir s’acheter ses propres bijoux, pour nous c’était important. Nous y tenons énormément, nous dormons même avec !
L.-K. D. : Ce qui nous plaît aussi, c’est l’histoire des bijoux. On n’achète que des bijoux d’occasion, des bijoux qui ont eu une première vie. Jamais rien de neuf. Nous tenons à ce qu’ils racontent quelque chose. Dans la culture yoruba et africaine, le bijou est essentiel. L’or, visuellement et symboliquement, est puissant. Quand on met de l’or dans sa bouche, il a été démontré que ça donne de l’énergie. Quand je suis fatiguée, je mets une dent en or, et j’ai l’impression qu’en quelques secondes je me sens régénérée. Ça illumine le visage, on voit moins les signes de fatigue. Les gens regardent ma dent, plus les cernes…
Sur un de vos morceaux, vous avez samplé un discours de Michelle Obama et rendu hommage à Suzanne Mallouk, la compagne de Basquiat, qui a un jour déclaré à un homme qui voulait l’épouser : “No man is big enough for my arms.” (“Aucun homme n’est assez grand pour mes bras.”) Vous avez repris cette phrase pour le titre d’une de vos chansons. Mais je crois surtout que vous êtes de grandes admiratrices de Frida Kahlo…
L.-K. D. : Notre famille est fan de Frida depuis la nuit des temps. Je lui voue une admiration sans bornes. J’ai des photos d’elle et des reproductions de ses peintures chez moi, car cette pensée de créer du beau à partir de la souffrance me touche profondément. Elle était alitée, elle avait mal, et elle transformait cette douleur pour en faire quelque chose de beau. C’est ce qu’on a toujours essayé de réaliser avec Ibeyi : réussir à transcender la mort, la douleur, la rage en quelque chose qui soit beau. Même si ce n’est pas toujours facile, on peut vivre avec la souffrance, et la dépasser. On peut danser avec tout ça. Quand on chante, en concert, et qu’on voit le public danser et communier avec nous, c’est un sentiment hallucinant. Notre public est presque choqué de la force qu’il a, de la puissance avec laquelle il chante. On réveille quelque chose en lui et, réciproquement, il nous réveille. C’est sur scène ou en studio que nous nous sentons comprises et vraiment à l’endroit où nous devons être.
La relation qui vous unit à vos fans semble particulièrement forte…
L.-K. D. : Oui, d’ailleurs nous recevons beaucoup de messages de mères qui nous disent qu’elles ont écouté Ibeyi pendant leur accouchement. Cela nous touche beaucoup. On appelle même les enfants qui sont nés ainsi les “Ibabies”.
Sur la pochette de votre second album, Ash, votre visage était fissuré comme pour refléter les failles du monde. Vous semblez très attachées aux symboles…
L.-K. D. : Oui, nous sommes très attentives aux signes. Les choses doivent se faire de façon naturelle. Si elles deviennent compliquées, c’est qu’elles ne doivent pas se faire. Pour nous, la création d’une chanson n’est qu’une question de magie, de signes de l’Univers et de promesses qu’il faut savoir attraper au bon moment. Récemment, nous avons ouvert par hasard le Livre des morts des anciens Égyptiens, et nous sommes tombées sur une phrase qui nous a inspirées pour notre prochain disque. Notre don, c’est juste de reconnaître, quand on nous tend une main, qu’on nous la tend.
Made of Gold (XL Recordings) d’Ibeyi, disponible.