Le succès fulgurant de Pretty Yende, du couronnement de Charles III aux plus grands opéras du monde
Le 6 mai 2023, plusieurs millions de téléspectateurs, parmi lesquels beaucoup n’avaient sans doute jamais eu l’occasion de fréquenter un Opéra dans leur existence, ont été percutés par la voix exceptionnelle de Pretty Yende. La soprano sud-africaine a chanté une pièce contemporaine écrite par Sarah Class lors du couronnement de Charles III, dans l’abbaye de Westminster. Le nouveau roi en avait fait la demande après l’avoir entendue chanter lors d’une soirée célébrant les 75 ans du Royal Philharmonic Orchestra de Londres.
Un privilège rare qui a fait d’elle un peu plus qu’une grande chanteuse lyrique : une icône capable de dépasser les genres et les frontières du son. Au moment où nous lui parlons, Pretty Yende se trouve à Francfort où elle répète une nouvelle production de Giulio Cesare in Egitto (Jules César en Égypte), le chef-d’œuvre de Haendel composé en 1723. Elle s’apprête à entrer dans la peau de Cléopâtre, un rôle qu’elle n’a jamais tenu et qui lui a été attribué... il y a quatre ans !
“J’ai eu du temps pour me préparer, c’est vrai ! Mon agenda est bien rempli. Dans les dernières semaines avant les représentations, nous travaillons six heures par jour, en deux blocs. Je ne chante pas tant que cela, mais mentalement, ce travail n’autorise aucune pause : je pense au personnage et à l’histoire, je parle avec le chef d’orchestre et la metteuse en scène. Les idées naissent toujours à ce moment-là, c’est un processus très affûté.”
La soprano désormais ambassadrice de la maison Dior
La voix de Pretty Yende est à ce point demandée partout dans le monde que la maison Dior en a fait son ambassadrice. Une première pour une chanteuse lyrique et une aventure complètement en accord avec l’adolescente qu’elle a été. “Quand j’ai commencé mes études, j’ai tout de suite pensé que l’opéra et la mode, et même la haute couture, devaient marcher main dans la main. L’un des premiers défilés que j’ai regardés était celui de Dior. Je me souviens avoir pris des captures d’écran en me disant que ce serait merveilleux de porter de tels vêtements un jour. Ces rêves qui datent de plus de vingt ans se sont réalisés lorsque j’ai rencontré Maria Grazia Chiuri et son équipe à Paris. Notre passion partagée pour l’art nous réunit. Nous l’exprimons différemment, mais nous sommes mues par une nécessité intérieure.”
Je pourrais chanter les airs avec la voix la plus juste, les notes scientifiquement les plus parfaites, si ce chant n’atteint pas votre for intérieur, alors je n’ai pas réussi. L’art doit transcender, il est divin.” Pretty Yende
Cette nécessité intérieure qu’évoque Pretty Yende, qui vient de fêter ses 39 ans, s’est construite loin des ors de l’Opéra. Née sous le régime de l’apartheid – aboli alors qu’elle avait 6 ans –, elle a vécu son enfance dans la municipalité de Piet Retief (rebaptisée eMkhondo depuis 2010) au sein d’une famille soudée. Sa grand-mère chante en zoulou, chaque moment de vie est rythmé par le goût collectif de la musique, même si personne n’en a encore fait son métier.
“Nous chantions ensemble, principalement des hymnes religieuses catholiques, à la maison ou à l’église.” La voix hors du commun de la petite fille met un certain temps à devenir un véritable sujet. Pretty Yende chante dans des chorales où elle impressionne, sa grand-mère l’encourage, mais elle ne s’autorise pas à rêver. “Les autres ont remarqué ma voix, ce n’est pas moi qui ait compris à quel point elle était précieuse. Ma quête a toujours été d’utiliser cette magie. Est-ce que je peux la partager ? Est-ce que je l’ai vraiment ? J’ai douté. Les autres ont une opinion, mais personnellement vous vivez complètement autre chose.”
Une passion pour l'opéra depuis l'adolescence
Le déclic a lieu alors que Pretty Yende voit à la télévision une publicité pour une grande compagnie aérienne européenne qui utilise un air d’opéra célèbre, Le “Duo des fleurs” du compositeur français Léo Delibes. Elle a 16 ans. “On ne sait même pas que c’est humainement possible, et pourtant c’est là, dit-elle. À l’époque, mes parents voulaient me protéger et n’étaient pas sûrs que me lancer dans la musique représentait le bon choix. C’était un saut dans le vide, sans assurance de réussite. Je ne pensais pas en termes de carrière, je cherchais avant tout à comprendre ce que j’avais à l’intérieur de moi.”
Un an avant la fin du lycée, l’opéra entre dans la vie de Pretty Yende. Elle déménage vers Le Cap pour y suivre les cours de l’université la plus renommée du pays. Ses capacités s’affinent, en direction d’une voix de soprano. “L’acte de chanter me donnait du plaisir. J’ai toujours adoré la sensation. C’est là où mon âme se sent chez elle. Ma mère disait toujours que quand les notes très hautes arrivaient, quelque chose s’allumait en moi, une forme de joie s’emparait de mon corps et de mon visage.”
C’est une leçon que j’ai apprise : on ne peut pas entrer en compétition, ça ne sert à rien, ça limite.” Pretty Yende
Elle sera donc une chanteuse lyrique aux capacités techniques de la trempe des plus grandes. Sa percée internationale fulgurante le confirme. Avant ses 25 ans, Pretty Yende s’inscrit à des concours internationaux, véritables tremplins vers la notoriété dans un milieu encore très fermé, notamment aux chanteurs et chanteuses venus d’Afrique. Qu’importe, l’Europe devra lui ouvrir ses portes.
Elle se fait remarquer d’abord en Hollande, puis à Vienne, en 2009, en gagnant la compétition du Belvédère, une référence. “Cela reste pour moi un souvenir très fort. J’avais étudié au Cap et je me demandais si j’étais à la hauteur des meilleures. Après Vienne, j’ai remporté toutes les compétitions auxquelles j’ai participé. C’était historique, mais j’ai aussi compris que je gagnais parce que j’y allais pour chanter et non pas pour me comparer aux autres. C’est une leçon que j’ai apprise : on ne peut pas entrer en compétition, ça ne sert à rien, ça limite.”
De la Scala de Milan au Metropolitan Opera de New York
La jeune chanteuse est invitée à étudier à la Scala de Milan, où elle brille à nouveau. Un jour de janvier 2013, elle remplace au pied levé la cantatrice géorgienne Nino Machaidze pour le rôle de la comtesse Adèle dans l’opéra Le Comte Ory de Rossini sur la scène du Metropolitan Opera de New York, l’une des plus prestigieuses au monde. Depuis, elle enchaîne les performances inoubliables, dans la plupart des grandes œuvres du répertoire mais aussi dans le bel canto, qui sied à sa voix capable d’atteindre des aigus fascinants.
“J’ai compris à quel point l’industrie peut être compétitive, et il a fallu trouver un chemin. Je me sentais comme un papillon qui n’a pas envie d’être mis dans une cage, je voulais être libre de faire des choix artistiques qui honorent mon talent. J’ai écouté le conseil de l’une des plus incroyables sopranos italiennes, Mirella Freni, qui m’a dit, alors que j’avais 24 ans, de regarder en direction du bel canto : Bellini, Donizetti, Rossini.”
Une voix capable d’atteindre des notes inouïes
La limite ? Il n’y en a pas vraiment pour Pretty Yende. Elle impressionne les amateurs dans des œuvres aussi variées que celles de Mozart ou de Verdi. Son rôle le plus original reste peut-être celui de Violetta dans La Traviata, mise en scène par Simon Stone à Paris en 2019. “C’est le rôle que toutes les sopranos veulent chanter, confirme- t-elle. Et à chaque fois, je n’ai qu’une envie, y retourner.”
Si sa personnalité et son talent plaisent tant, c’est aussi parce que la Sud-Africaine a su balayer certains clichés associés à la musique classique, parfois perçue comme un art du passé. Sa Violetta était une jeune femme d’aujourd’hui tombée dans le piège des réseaux sociaux, tout sauf une héroïne éloignée des réalités contemporaines.
“Je pense que les histoires racontées depuis des milliers d’années ont pour terreau commun l’expérience humaine. En ce sens, les émotions restent valables. La douleur d’une femme peut être actualisée. Moderniser les opéras est une idée géniale pour permettre aux spectateurs de se reconnaître, mais seulement si c’est réellement authentique par rapport à l’intention du compositeur. Parfois, dans un personnage, je reconnais la personne que je suis, mais ce n’est jamais intentionnel. Je me place d’abord dans la peau d’une autre.”
Ella Fitzgerald et Maria Callas parmi les idoles de Pretty Yende
Si Pretty Yende ne peut être réduite au rôle de porte-drapeau d’une idée nouvelle de l’opéra, elle reste tout de même attachée au caractère très divers des influences qui l’ont aidée à devenir la chanteuse qu’elle est aujourd’hui. Ses première références, elle les a bien sûr trouvées dans l’histoire de l’opéra, que ce soit chez Maria Callas, “capable de raconter une histoire avec toutes les phrases chantées qui sortaient de sa bouche”, ou dans “l’incroyable colorature” (capacité à chanter des notes très hautes et variées) de Joan Sutherland, dont la carrière dura des années 40 aux années 90. Mais la chanteuse a vite compris que l’apprentissage ne devait en rien ressembler à une déférence.
“J’avais l’intuition qu’il ne fallait pas s’inspirer d’une seule personne, pour ne pas risquer d’être une mauvaise copie d’une artiste en particulier. J’ai toujours eu comme objectif de ne pas perdre mon son primal, mais j’ai ouvert mes horizons en écoutant énormément de musique, dans tous les genres.”
Parmi les personnes qu’elle admire, on trouve la chanteuse de gospel CeCe Winans et la diva du Jazz Ella Fitzgerald. Au bout du compte, une seule recherche, l’épanouissement. “Je veux être celle qui se sent à la maison quand elle entre sur la scène. Mais cette super-héroïne n’existe que parce que la femme que je suis en dehors de la scène va bien. C’est important pour moi d’être bien entourée.”
Même si sa technique reste irréprochable – elle parle elle-même du “don” qui est le sien –, Pretty Yende est capable de beaucoup plus que d’interprétations irréprochables. Dans son chant se dessine en permanence la possibilité d’un ailleurs, une véritable intimité partagée où la perfection n’altère pas l’émotion. “Je pourrais chanter les airs avec la voix la plus juste, les notes scientifiquement les plus parfaites, si ce chant n’atteint pas votre for intérieur, alors je n’ai pas réussi. L’art doit transcender, il est divin, il crée un monde au-delà du monde.”
“Giulio Cesare” de Haendel, mis en scène par Nadja Loschky, avec Pretty Yende et Lawrence Zazzo. Représentations du 20 avril au 30 mai 2024 à l'Oper Frankfurt, Francfort, Allemagne.