NUMÉRO : Comment décririez-vous les deux titres, Spektre et Narcosis, que vous avez créés pour le défilé Prada automne-hiver 2021 ?
RICHIE HAWTIN : Spektre est mystérieux, flottant comme une présence tapie dans l’ombre et prête à advenir à la lumière. Il vous attrape. Il correspond à l’esprit que Miuccia Prada et Raf Simons ont souhaité insuffler à cette collection : une apparition, de l’ordre de la magie, qui se matérialise à travers les vêtements et l’architecture imaginée en collaboration avec Rem Koolhaas. Une potentialité advient. Cette expérience a quelque chose de mystique. Narcosis correspond, quant à lui, aux sentiments qui nous traversent tous à l’heure actuelle. Une attente. Une forme d’errance. Nos esprits sont comme drogués. Comment imaginer clairement le futur avec tout ce que nous vivons en ce moment ? Et pourtant l’espoir et la magie demeurent.
Raf Simons et Miuccia Prada ont décrit le show tout entier comme une célébration de l’individu, du corps et de son besoin de liberté, et de la nécessité pour chaque être de renouer le contact avec les autres. N’est-ce pas aussi une définition de votre musique ?
La mode, comme la musique, ne parle que de ça : l’expression de soi et de sa liberté. Le show formait un temple consacré à leur manifestation, un lieu au sein duquel les mannequins pouvaient danser s’ils le voulaient. Je souhaitais offrir au public qui allait regarder le défilé en vidéo des paysages musicaux incertains au sein desquels il aurait toute la liberté de voyager. Je me refuse à tout définir et je préfère proposer des particules sonores que chaque individualité peut explorer à sa guise. C’est sans doute pour cela que ma musique est si dépouillée et minimale. Vous avez besoin d’espace pour laisser le son respirer. Cette respiration est une liberté.
Rem Koolhaas définit l’architecture imaginée pour le défilé comme un “non-espace”, ce qui peut être compris comme un lieu qui existe réellement mais qui demeure non défini, sans assignation précise, et donc un espace de liberté.
Le son et l’architecture créent des espaces. Mais les vêtements de Miuccia et Raf, cette architecture de Rem Koolhaas et ma musique ont en commun la volonté de créer un lieu au sein duquel un espace demeure pour que vous puissiez être vous-même. Rien n’est surligné ou “surexpliqué”. C’est toute la beauté de travailler artistiquement de manière si réductrice. Vous ne faites qu’installer une structure pour que les gens puissent s’y épanouir et s’y développer.
Vos morceaux nécessitent plusieurs écoutes pour en percevoir toute la complexité, la puissance hypnotique et psychoactive…
Cette idée d’exploration est centrale. Lorsque je crée, je rêve d’espaces et de fréquences qui vous transportent. Je ne veux pas forcément qu’ils soient difficiles d’accès, mais plutôt plaisants et accueillants, et surtout qu’ils permettent à chacun de faire l’expérience du temps et de l’espace, et de découvrir, à chaque écoute, de nouvelles choses. Dans ma musique, tout se joue dans les petites interactions, les silences, les détails. C’est toute la beauté de l’art et de la musique que je fais, et que j’aime. Lorsque je me balade autour d’une oeuvre d’Anish Kapoor, de Richard Serra ou d’une installation lumineuse de Dan Flavin, tout change selon le moment de la journée et l’angle de vue.
Pourquoi avoir signé la musique du show Prada sous le nom de Plastikman, un alias que vous avez utilisé avec parcimonie ces dernières années ?
Plastikman a toujours représenté mon personnage de studio, plus cérébral, plongeant au plus profond de moi. Richie Hawtin a acquis, au cours des années, une identité très forte au sein des clubs. C’est une personnalité davantage liée à mon travail de DJ, plus extravertie, alors que Plastikman est plus introverti. En travaillant sous ce nom, je m’offre plus de liberté créative et je me sens moins contraint par les attentes du public qui me suit sous le nom de Richie Hawtin.
Raf Simons confie qu’il écoute votre musique comme d’autres écoutent de la musique classique. On compare plus souvent vos productions à certaines formes de jazz (les notes spontanées de Miles Davis par exemple) ou encore à la musique ambient d’un Brian Eno. Quel rapport entretenez-vous avec le classique ?
Je ne suis pas très versé dans le classique, même si je prends beaucoup de plaisir à écouter l’orchestre de Berlin. L’espace qui entoure les instruments est ce qui me fascine le plus. La dynamique, les fréquences, les flows… Par ailleurs, je trouve une forme de beauté chez des compositeurs comme Erik Satie. Il s’agit bien sûr de musique classique, mais elle n’en demeure pas moins extrêmement minimaliste. Et cela rejoint ma propre production. Je me rapproche peut-être le plus de la musique classique lorsque je travaille non pas sur un seul morceau, mais sur un album – ce qui m’arrive très rarement. Chaque morceau doit alors partager des valeurs communes et participer à la création d’un mouvement plus global, d’une histoire et d’une narration.
Le défilé Prada printemps-été 2021