Une voix rauque à réveiller les morts, un saxophoniste et quelques accords de guitare qui se réverbèrent. King Krule mâchonne lentement des paroles graves, murmurées, en écho, comme un esprit tourmenteur qui viendrait hanter les vivants. Du haut de ses 25 ans, l’artiste sort un quatrième album, tant attendu depuis le succès du magnifique The Ooz sorti en 2017. Concevant l’album comme un ensemble indissociable dans lequel les morceaux s’assemblent et se répondent, l’artiste réussit une fois de plus à toucher le plus profond des âmes. A écouter d’une traite, en pleine conscience, Man Alive ! réaffirme la richesse de l’univers d’un artiste dont la voix envoûtante fait la fierté de la Grande-Bretagne depuis 2010.
1. Observer le réel
Connus sous les noms de Zoo Kids, Archy Marshall et Edgar the Beatmaker, King Krule, grand roux décharné aux oreilles augustes a repris la guitare et n’en finit pas d’explorer les infinies possibilités de sa voix profonde. Londoniens, ses morceaux ont la douce épaisseur du grain de l’Angleterre. Comme une pluie fine et grise, ils emplissent l’espace d’une douce mélancolie teintée de cris d’amour bourdonnants. Après le voyage de The Ooz —énorme succès public et critique— qui explorait le subconscient de l’artiste, Man Alive ! se démarque par son brusque retour au réel.
Marqué par la naissance de sa fille, l’artiste a délaissé sa maison de la banlieue sud de Londres et ses nuits blanches pour habiter au Nord-Ouest de l’Angleterre, près de sa belle-famille. Comme un abrupt claquement de talon, les morceaux s’écartent de la dépression et de l’alcool pour embrasser de nouvelles sonorités claires. Fonctionnant comme une vague, l’album surprend par son début rapide et énervé. Les influences jazz et blues sont toujours bien présentes entre les accords délayés d’une guitare lascive, mais la voix du chanteur, pièce maitresse de ses morceaux, englobe l’ensemble d’une lucidité nouvelle.
(Don't Let the Dragon) Drag On - King Krule
Man Alive ! est un cri existentiel, comme si à 25 ans, le musicien se devait de dire au monde qu’il était toujours là, bien vivant : “L’album est surtout fait d’instantanés et d’observations (…) et il y a d’autres morceaux qui ne sont que simplicité, qui s’intéressent à une situation en particulier et qui réfléchissent à comment cette situation est en fait super profonde.” Ainsi, les musiques s’amusent sur de courtes minutes à rendre palpable une atmosphère singulière. À l’instar de The Dream, morceau très court (01 :39) dans lequel une voix de femme inaudible s’agite sur un répondeur, la voix king krulienne s’entremêle avec une ligne de guitare légère et répétitive, tout en effet de réverbération et d’écho, pour signifier le souvenir fulgurant d’un rêve oublié.
2. Une période de transition
Fidèle au poste, son ami et collaborateur argentin Ignacio Salvadores fait entendre la clarté de son saxophone ici et là, prenant de la distance avec le micro pour rendre compte d’un élan vertigineux. Theme for the cross fait l’effet d’un après-midi lumineux à observer les nuages, allongé dans un parc verdoyant. “The sky was open and gorgeous/ The blue was a view but was tortured/ Chemtrails poke holes through cumulus” (Le ciel était ouvert et fabuleux/ Le bleu était une vision mais torturée/ Les chemtrails perçait des trous dans les cumulus). Le jeu d’aller-retours de la musique du chanteur reflète l’entre-deux dans lequel il se trouve. Parti de Londres, la vacuité le frappe dans un endroit où il n’a rien d’autre à faire que de créer. Désireux de boucler son album avant la naissance de son enfant, certains morceaux comme Stoned again, Comet face ou le sublime (Don’t Let The Dragon) Draag on —morceau lead de l’album— semblent appartenir à la mémoire immédiate de l’artiste, entre pétards et fêtes brumeuses.
Plus qu’une clarté ou un ancrage dans le présent, le reste de l’album est une entrée brillante dans le monde. Celui que l’on désignait comme le roi de la musique lo-fi —musique simple et chill, faite avec peu de matériel dans une chambre d’ado— s’évertue ici à tourner sa musique vers l’extérieur, avec une grande attention portée aux détails, à la qualité d’une distorsion ou d’un son amplifié. À l’instar des meilleurs albums des Pink Floyd, l’album est un voyage dans le monde changeant de King Krule. Chaque morceau est relié aux autres, par un bruit ambiant, une sonnerie de répondeur. Le résultat est un macrocosme concis (40 minutes en tout), annonciateur d’une nouvelle vie en passe de faire bouger la musique new wave de l’artiste.
3. Une jeunesse fulgurante
Depuis son premier album 6 Feet Beneath the Moon, King Krule connaît une longue liste de succès. Celui qui a refusé une collaboration avec Kanye West reste fidèle à ses propres inspirations, entouré de ses amis et des musiciens qu’il rencontre au gré de son existence. Sa musique prend appui sur une multitude de genres et d’influences, venant nourrir son imaginaire foisonnant : “J’ai écouté beaucoup de choses étranges, j’imagine. Il y avait de la musique argentine, de la bossa nova brésilienne. J’adore la façon dont ils chantent, comme ils sont doux. J’ai aussi écouté la radio, ce que je ne faisais jamais auparavant. Je n’aime pas ça mais j’imagine que ça peut m’influencer aussi”. Ainsi, son nouvel album n’est pas un portrait ou une narration d’une Angleterre en plein Brexit, mais un patchwork en noir et blanc d’instants et de scènes de vie, personnelles.
Découvrez le nouveau clip de King Krule
Directe réaction à la frénésie des concerts qu’il a enchaîné après The Ooz, l’opus Man Alive ! pose la voix de l’artiste dans un tableau vivifiant. Bientôt en concert à Bruxelles, Paris, Amsterdam et Berlin, l’artiste se prépare pour une énième tournée. Habitué à peu de mise en scène lors de ses prestations, King Krule joue un personnage distant, animal nocturne et décalé qui n’a pas besoin de se fendre d’un bonjour pour ravir les foules. Conscient de l'image de musicien innaccessible qu'il s'est construite, le chanteur s'en amuse et l'entretient par quelques regards fugaces et un air d'indicible rêveur. Parce que sa musique est si belle et que sa voix a besoin d'espace, il faut absolument aller le voir en live. Individu frêle et renfermé, il enchante les concerts de sa seule prestance, baignée d'un halo unique. "Young man turning in on himself/ Felt the whole of the world/ Let go!/Let go!/Let go!" (Jeune homme se tourne sur lui-même/ A senti la totalité du monde/ Lâche prise!/Lâche prise!/Lâche prise!/)