Labrinth, l’un des producteurs les plus convoités de l’industrie musicale.
S’il pouvait représenter sa musique sur une toile vierge, Timothy McKenzie opterait pour des nuances de turquoise et de violet. Et pour que l’œuvre soit parfaite, il y ajouterait certainement quelques touches de grenat, une couleur plutôt sombre et assez proche de celle du sang. Au Royaume-Uni, il y a bien longtemps qu’on s’est épris des compositions de celui qu’on appelle Labrinth. En fait, dès février 2010, date de sortie du morceau Pass Out, sa collaboration avec le rappeur britannique Tinie Tempah. Un mélange de ragga et de R’n’B électronique saupoudré de sons synthétiques dignes d’un jeu vidéo d’arcade... Quinze ans plus tard, Labrinth est devenu l’un des producteurs les plus demandés de l’industrie musicale. Citons pêle-mêle Beyoncé, Rihanna, Eminem, The Weeknd ou encore Billie Eilish.
Si les journalistes anglo-saxons décrivent sa musique comme “l’émission magique ou psychotique d’une radio spatiale pirate”, son tour de force demeure la bande originale de la série Euphoria, que l’artiste a composé pour Sam Levinson en 2019. Les actrices Zendaya et Hunter Schafer crèvent l’écran dans le programme de la chaîne HBO, qui raconte les tumultes en Technicolor de lycéens naviguant entre alcool, sexe, drogue et quête identitaire. Labrinth illustre alors cet enfer adolescent en entremêlant musique classique, ambient et trap fougueuse... Un an après la sortie de la première saison, il décrochait l’Emmy Award du meilleur morceau original pour le titre All for Us. Récemment, le producteur aux millions d’écoutes a rejoint le club très fermé des ambassadeurs mondiaux de la maison Cartier. Rencontre.
Rencontre avec le producteur Labrinth
Numéro : À quoi ressemblait le quartier de votre enfance ?
Labrinth : J’ai grandi sur les chemins poussiéreux de Hackney, un quartier de Londres situé sur la rive gauche de la Tamise. Je me souviens surtout des gosses qui arpentaient les rues à des heures indues, alors qu’ils n’étaient pas supposés être dehors. Mais là-bas, les soirées se prolongeaient jusque tard dans la nuit. Et on riait beaucoup.
Comment expliqueriez-vous votre profession aux gosses de Hackney ?
Je leur dirais que je compose de la musique colorée, multidimensionnelle et pleine de surprises ! J’ai toujours été attiré par la science-fiction, notamment par le film d’animation Ghost in the Shell [Mamoru Oshii, 1997]. J’aime autant son atmosphère cyberpunk que ses concepts métaphoriques. Quant à 2001 : l’Odyssée de l’espace (1968) de Stanley Kubrick, je pense qu’il a inspiré la plupart de mes concerts et de mes créations visuelles...
Et la musique du futur, à quoi ressemblera- t-elle selon vous ?
Peut-être que nous n’écouterons plus rien. Peut-être que la musique sera réduite à un simple extrait sonore que vous pourrez même avaler. Ce serait amusant, non ?
Ce serait une évolution plutôt improbable de l’industrie musicale. Vous a-t-elle déçu par le passé ?
Évidemment... L’industrie musicale est une fabrique de divertissements, elle se fiche souvent de l’art. En fréquentant ce milieu, j’ai découvert que la musique n’était clairement pas son sujet de discussion principal. Au lieu de ça, on parlait affaires, statut et célébrité.
Faut-il blâmer les réseaux sociaux ? Ont-ils abîmé la musique ?
Et le blues a tué le jazz. Et le jazz a tué la musique classique... À chaque époque, ses craintes. Nous avons un besoin viscéral d’évolution, mais nous sommes bien trop attachés à nos habitudes pour cela. Tout est question de confort, vous savez. Il n’y a pas longtemps, le musicien James Blake s’est plaint de Spotify qui, comme beaucoup d’autres plateformes, ne soutient pas suffisamment les artistes. Et c’est vrai ! Même avec des millions de streams, la plupart d’entre eux ne parviennent pas à mener leur carrière convenablement. Ils envisagent alors de partir en tournée avec une pédale loop, supposée remplacer tout un groupe de musique, parce qu’ils n’ont pas les moyens de faire autrement. En fait, c’est comme s’ils avaient un orchestre dans leur tête sans pouvoir l’emmener sur scène avec eux. Cela n’empêchera jamais les gens d’être créatifs. Les réseaux sociaux affectent davantage l’expérience de la musique que la musique en elle-même.
Vous semblez très apaisé. L’angoisse n’a-t-elle donc aucune prise sur vous ?
J’ai seulement peur d’avoir peur... car la peur est plus forte que tout. C’est incompatible avec ma profession. Croyez-moi, il est indispensable de prendre des risques.
De nombreux musiciens citent le chagrin comme principale source d’inspiration. Avez-vous besoin, vous aussi, d’être triste pour composer ?
Non, simplement d’être paisible. Je ne pense pas que la tristesse permette de composer de la bonne musique. La plupart des gens se retrouvent prisonniers de leurs sentiments au lieu de les contempler, de les accepter, puis de les retranscrire sainement.
Vous avez récemment été nommé ambassadeur mondial de Cartier. En quoi cette maison correspond-elle à vos valeurs ?
C’est avant tout une affaire de création... et de détails. Tout comme moi, les équipes de Cartier s’inspirent de différentes cultures. C’est ce que j’ai toujours cherché à faire en musique. Depuis ses débuts, la maison Cartier fait la même chose, avec un sens du respect et du détail extraordinaire. En musique, j’aime la simplicité. Non pas que je sois spécialement doué pour ça, mais j’aime l’idée de pouvoir proposer une expérience formidable avec seulement quatre éléments à ma disposition. Mon morceau Still Don’t Know My Name (2019), qui est l’un de mes favoris à ce jour, est composé d’une ligne de basse, d’une batterie, de quelques accords et de ma voix. Rien de plus.
Euphoria ? Jamais je n’avais rencontré pareil challenge. Cette série est si oppressante et si intense que, finalement, elle vous fait vraiment apprécier votre propre vie.
Votre méthode de composition musicale est-elle toujours la même ?
Je change toutes les deux semaines ! Un jour, je commence un morceau avec ma guitare acoustique, le lendemain, avec un synthétiseur... Un jour je me prends pour Joni Mitchell, un autre pour le producteur de musique électronique Aphex Twin. Tout dépend de mon humeur.
Je suppose que vous n’avez pas choisi ces artistes au hasard...
La carrière d’Aphex Twin est extraordinaire. Je ne l’envie pas, mais j’aurais aimé avoir les tripes de faire ce qu’il a fait : être dans son propre monde sans jamais suivre une quelconque tendance. Quant à Joni Mitchell, elle est tout simplement une écrivaine géniale. La plupart de ses chansons sont époustouflantes. Je peux vous citer beaucoup d’artistes que j’apprécie : Stevie Wonder, le rappeur J. Cole, Erykah Badu, le Wu-Tang Clan ou encore le compositeur Burt Bacharach...
Qu’est-ce qui vous a séduit dans la série Euphoria, pour laquelle vous avez composé la bande originale des deux saisons ?
J’ai immédiatement adoré ce que je voyais. La photographie, la réalisation et le côté cru de la série m’ont vraiment inspiré. Sam Levinson, le réalisateur, était d’accord avec moi sur le fait que, généralement, les bandes originales des séries télévisées sont assez banales. La plupart d’entre elles donnent l’impression de ne pas vraiment faire partie intégrante de la série. Nous avons donc cherché à créer quelque chose qui rendrait Euphoria encore plus intéressante. Jamais je n’avais rencontré pareil challenge. Cette série est si oppressante et si intense que, finalement, elle vous fait vraiment apprécier votre propre vie.