Lou Doillon enceinte se dévoile dans une interview
Il y a dix ans paraissait son premier album Places, dont la sensibilité folk et rock, intimiste et sincère, révélait Lou Doillon en musicienne envoûtante. Depuis, l’artiste multifacette, chanteuse, dessinatrice, actrice, n’a cessé d’accompagner son époque, en véritable muse des temps modernes. Enceinte, Lou Doillon pose, rayonnante, devant l’objectif de Jean-Baptiste Mondino, et confie ses réflexions sur le statut des femmes dans la société contemporaine, et les combats qu’elles livrent au quotidien.
NUMÉRO : Au mois d’avril, vous avez entrepris un road-trip en Californie, quel était le but de ce voyage ?
LOU DOILLON : Je pense qu’après le confinement, j’avais besoin d’espace, de me vider l’esprit, de découvrir de nouveaux horizons. Aux États-Unis, avec ces étendues à perte de vue, l’échelle de grandeur est très troublante, et c’était peut-être le dernier voyage que je pouvais faire sans avoir à me soucier d’un enfant. J’en ai un grand et un autre en route, c’était le bon moment pour aller me perdre un peu dans cette immensité.
On retrouve cet esprit Far West dans vos photos pour Numéro réalisées par Jean-Baptiste Mondino, où vous avez accepté de poser enceinte. Pourquoi avoir accepté de dévoiler fièrement votre ventre ?
Je me rappelle des shoots iconiques de Nastassja Kinski ou de Brooke Shields enceintes, desquels se dégageaient du glamour et aussi quelque chose de troublant, car une vie était en train de se créer. Quand j’étais enceinte de mon fils il y a une vingtaine d’années, j’étais très jeune donc la question ne se posait pas. D’autant que se montrer enceinte c’était ouvrir la porte aux paparazzis. Là, il y a quelque chose de l’ordre de la célébration et une forme d’empowerment.
C’est également l’occasion de briser un certain tabou autour de la femme enceinte.
Effectivement, il y a une libération de la parole qui émancipe également le corps. Il est important d’aborder tous les sujets concernant le corps de la femme, particulièrement celui d’un corps en mutation, et de pouvoir mettre sur la table des questions encore taboues, comme l’avortement, ou le fait de ne pas pouvoir ou de ne pas vouloir avoir d’enfant. Ça me plaît aussi d’ouvrir ce débat-là.
Lou Doillon, une femme engagée qui brise les tabous
En 1991, Demi Moore posait nue et enceinte en couverture du magazine Vanity Fair et créait la polémique, notamment parce que son corps était sexualisé. La perception vis-à-vis des femmes enceintes a-t-elle vraiment changé en trente ans ?
La grossesse est un moment que chaque femme vit différemment, mais si on se sent belle, sexy et libre, pourquoi devrait-on se cacher ? Je pense que cela fera toujours débat, car si on regarde une femme enceinte et qu’on la trouve sexy, qu’est-ce que cela veut dire de nous ?
À l’instar de Rihanna, vous refusez de porter des vêtements de femme enceinte et choisissez au contraire de célébrer votre corps, c’est un vrai changement !
Absolument ! Je trouve que c’est important de pouvoir célébrer ce qui va bien chez la femme, mais aussi de parler de ce qui ne va pas bien, comme les fausses couches, les règles, la ménopause, le post-partum. Tous ces sujets font finalement partie du même débat, et le secret qui les entoure s’ajoute aux violences qui sont faites aux femmes.
C’est vrai qu’il existe une forme d’omerta autour des changements que subit le corps de la femme.
On a tellement demandé aux femmes de se taire qu’elles le font aujourd’hui très bien ! Nous, les femmes dans la musique, nous montons sur scène alors que nous avons nos règles et personne n’est jamais au courant. J’ai été en tournée pendant presque neuf ans, avec un groupe de mecs qui, au bout d’un moment, ont tous pris l’habitude de m’entendre parler des douleurs, de la fatigue. Au fil du temps, une forme de compassion s’est instaurée. Bien sûr, il faut soigner la façon dont on en parle, mais la majorité des gens sont contents de comprendre. Aujourd’hui, je suis enceinte, ça se voit, et je ne vais pas le cacher.
Vous avez eu votre premier enfant très jeune, il y a vingt ans, en quoi a-t-il changé votre vie ?
Je suis tombée enceinte parce que j’étais raide dingue du père, et je rêvais d’avoir un enfant. À l’époque, vivre cette expérience me paraissait absolument normal. J’avais déjà été confrontée à beaucoup de décès dans ma jeunesse, des gens que j’aimais beaucoup, et j’avais besoin de vie. Et puis à cette époque, passer au second plan me semblait une idée salutaire. J’ai eu une éducation un peu particulière qui m’a confrontée à beaucoup de solitude, d’autant que je me suis rendu compte que je me destinais à des métiers très égocentriques dans le cinéma et la mode.
Comment votre grossesse influence-t-elle votre processus de création ?
Ça m’amuse beaucoup d’observer le phénomène de résonance avec mon ventre, la façon dont mon enfant réagit à ma voix, à la guitare ou au piano. La question de savoir si l’on peut créer une œuvre quand on est en train de créer la vie m’a toujours obsédée. Je lis des choses sur les femmes qui font partie de ma bibliothèque musicale ou littéraire, et, dans mes exemples, beaucoup n’ont pas d’enfant ou alors, quand elles en ont, ça ne se termine pas toujours bien, comme pour Sylvia Plath ou même pour Patti Smith, qui a
fait des pauses dans sa carrière quand elle a eu ses enfants. Nous devons trouver des solutions afin que celles qui viendront après nous puissent, à leur tour, en imaginer. Finalement, c’est la même chose que quand on est amoureuse... la véritable question, c’est : peut-on réussir à créer quand on est comblé ?
Vous retrouver dans l’incapacité de créer vous fait-il peur ?
Oui, mais c’est la crainte de ne plus avoir la possibilité de m’enfermer un moment dans mon monde, sans me préoccuper du reste. Il existe un fantasme de la femme absolue, efficace sur tous les fronts. On ne peut pas être belle, nourrir un enfant, bien cuisiner, être drôle avec ses amis, performer sur scène, réussir sa carrière, composer une super chanson... Il faut faire le deuil de cet idéal.
Vous avez finalement trouvé des réponses ?
J’ai des flashs de Neneh Cherry enceinte sur scène ! Je crois qu’elle a fait une tournée à chaque fois qu’elle était enceinte, et je la comprends car on ressent une sorte de double puissance. Les premiers mois, on a même l’impression que notre voix change, que quelque chose de magique nous ancre davantage dans le sol, avec une caisse de résonance dans tout notre corps. Ces changements me passionnent et je trouve que ça passe presque trop vite.
Sur Instagram, vous postez régulièrement des femmes qui vous inspirent, pourquoi ?
Ça me plaît de ne citer que des femmes, car les hommes sont déjà bien présents. Pouvoir s’identifier à des gens qui nous ressemblent est fondamental. Ces exemples de femmes sont très importants pour moi. Elles sont comme des lumières qui scintillent au loin et m’aident à avancer. Je pense par exemple à la souffrance dont ont témoigné Nina Simone, PJ Harvey ou Billie Holiday.
On observe également chez certaines artistes une manière beaucoup plus crue d’aborder leur souffrance.
Absolument, et parfois certaines y vont sacrément fort. Je ne sais pas si un homme s’est exprimé avec autant de crudité que Tracey Emin tout au long de sa carrière, ou quand elle a eu son cancer il y a un an. J’aime l’intime, je trouve que c’est beau et dangereux, et qu’être artiste est un métier merveilleux et terrible à la fois.
Êtes-vous toujours d’accord avec ces artistes que vous admirez ?
Non, ce sont parfois des femmes qui me dérangent, qui me secouent. Quand je lis Susan Sontag, je ne suis pas forcément d’accord avec tout ce qu’elle dit, et je m’en fous. Ce qui m’intéresse, c’est de challenger l’esprit, le cœur ou le corps. Et c’est aussi pour cela que c’est important de voir les nouvelles générations parler de leur vie intime, d’autant qu’en tant qu’artiste, c’est important de faire partie d’une chaîne de partage.
Quelle est votre place dans cette chaîne ?
Quand j’étais plus jeune, j’ai souvent découvert de nouveaux livres grâce à un autre auteur qui les citait comme l’une de ses inspirations. Je passe mon temps à remonter et à descendre des lignées d’écrivains, et j’aime utiliser mes posts pour faire remonter dans nos vies des autrices que je connaissais et surtout certaines que je ne connaissais pas. D’ailleurs, je demande souvent qu’on partage avec moi d’autres posts d’artistes pour découvrir de nouveaux talents. Instagram me fait l’effet d’un salon virtuel, un lieu où l’on peut échanger avec bienveillance.
Vous êtes une artiste et une femme publique, et pourtant votre vie privée reste très secrète, comment faites-vous ?
C’est assez amusant, car je pense qu’on m’aime bien, voire beaucoup, mais que je n’excite pas vraiment la curiosité. D’un côté, je montre des choses sur Instagram, et j’adore partager, mais ça reste très narcissique. Je ne montre ni ma famille ni mes amis, seulement moi et les personnes qui m’inspirent.
Vous parlez de narcissisme, mais finalement vous parvenez à créer une proximité et à inspirer une nouvelle génération. Vous êtes comme une très bonne copine qu’on ne connaît pas vraiment.
Cette idée me plaît beaucoup. À 13 ou 14 ans, j’ai commencé à porter un long manteau de mon grand-père dans les poches duquel je glissais un vieux bouquin de Rimbaud et un carnet pour avoir l’air intelligente quand je passais mes journées dans les cafés. À force de jouer avec les codes de la poète, j’ai finalement lu le livre de Rimbaud et commencé à écrire dans le carnet. Si aujourd’hui je peux montrer que lire c’est sexy, que ça ouvre des perspectives et que ça crée des amitiés avec des grands auteurs, ça me convient. Quand je vois des jeunes femmes de 16 ou 17 ans débouler à mes concerts avec un grand manteau, un carnet et un bouquin dans la poche, et je me dis : “Bingo !” car au bout d’un moment, évidemment, elles liront le bouquin, et j’aurai transmis quelque chose.
Coiffure : Cyril Laloue avec les produits Maria Nila chez Wise & Talented. Maquillage : Cyril Lanoir avec les produits Westman Atelier chez Wise & Talented. Assistante réalisation : Grâce Velicitat. Numerique : Tsuvasa Saïkusa chez D-Factory. Retouche : Marco Giani chez D-Factory. Production : Iconoclast Imag