À l’heure du “Mois des Fiertés”, la ville de Paris accueille un hommage tout particulier aux cultures LGBTI+ : le festival Loud & Proud, qui investira la Gaîté Lyrique du 4 au 7 juillet. Pendant quatre jours, les murs de cette institution vibreront au rythme de concerts, conférences, projections, débats, ainsi qu’un ball de voguing, forts d’une programmation pointue montrant toute la richesse des cultures queer. En 2015, le collectif Loud & Proud se formait avec quatre membres : Fany Corral, Benoît Rousseau et Anne Pauly et Alexandre Gaulmin. Directeur de la communication chez Corida, société de production de concerts, ce dernier s’est entretenu avec nous afin de revenir sur les origines du festival et son identité. Entre histoire des luttes LGBTI+ et pinkwashing, rencontre avec un personnage engageant et engagé.
NUMÉRO : Pour commencer, comment définit-on la programmation d’un festival queer?
ALEXANDRE GAULMIN : L’enjeu majeur de notre festival est celui de la visibilité. Depuis 2015, nous avons l’ambition d’aller chercher des artistes queer encore peu connus sur la scène française. Si nous ne créons pas cette plateforme pour mettre en avant leur travail, ils ne se feront jamais connaître directement en passant par NRJ ! C’est comme cela que l’on a accompagné des artistes comme Kiddy Smile, qui ne composait pas encore de musique lorsqu’on l’a rencontré. Depuis, il a sorti son album et maintenant il est partout ! Il y a assez peu de carrières en France comme la sienne en ce moment.
La programmation de cette année en atteste, vous souhaitez également rappeler l’histoire des communautés et aborder des problématiques actuelles…
Avec Loud & Proud, nous souhaitons nous inscrire dans la découverte mais aussi l’héritage de la communauté “trans-pédé-gouine”. La mixité de notre collectif nous aide vraiment à conserver cet équilibre dans notre programmation et notre identité. Cette année, nous avons invité Robert Owens, DJ gay afro-américain de 50 ans et emblème de la house. Il en reste peu de cette scène et de cet âge-là qui ne sont pas morts du sida ! Nous restons aussi au cœur de cette époque avec la projection d’un film Tongues Untied de Marlon Riggs (1989), qui parle de fraternité entre hommes gays et noirs. Nos conférences de cette édition évoquent également des thématiques cruciales mais encore tabous dans la communauté queer aujourd’hui : les sexualités alternatives, la ruralité, la vieillesse… En tant que festival, il nous revient de créer ces espaces et ces moments pour y réfléchir !
“Le terme queer englobe un aspect à la fois rebelle et impoli, et une façon très politique de questionner le monde.”
Aujourd’hui, le sens terme queer reste parfois ambigu et assez libre d’interprétations. Comment le définiriez-vous?
Le terme queer englobe un aspect à la fois rebelle et impoli, et une façon très politique de questionner le monde. J’associerais au queer deux notions : d’abord, la réappropriation de l’insulte [en anglais, queer signifiait initialement étrange, bizarre et était employé comme injure], que l’on pourrait traduire par l’usage des mots “pédé” et “gouine” en français. Par ailleurs, le queer a également une valeur théorique, avec le développement des queer studies dans les milieux universitaires anglo-saxons dès les années 90. Pour moi, le queer est donc une approche critique de la domination, quelle qu’elle soit.
Vous formez le collectif Loud & Proud avec trois autres personnes. Comment en êtes-vous venus à créer ce festival?
D’abord, le débat sur le mariage pour tous en France [2012-2013] a été une insulte totale pour nous : subir des discours homophobes toute la journée, à la radio et sur les plateaux télé à des heures de grande écoute mais aussi autour de nous au quotidien… À cette période, j’ai eu envie d’arrêter tout ce que je faisais pour ne me consacrer qu’à répondre à ces propos. Parallèlement, on parlait beaucoup à l’époque de la très faible représentation des femmes et des minorités dans la musique, que l’on constatait notamment avec les programmations extrêmement masculines. J'en avais marre des festivals composés à 90% de barbus qui font du rock ! C’était donc le moment de rétorquer en prenant position pour la visibilité.
“Mettre un pied dans l’institution et se doter de tous ses outils a représenté une prise de parole très distincte en faveur de la visibilité et du respect.”
Et vous avez eu accès à la Gaîté Lyrique !
Après toute la souillure qu’a été le débat sur le mariage pour tous, mettre un pied dans l’institution et se doter de tous ses outils a représenté une prise de parole très distincte en faveur de la visibilité et du respect. La Gaîté Lyrique incarne l’institution dans ce qu’elle a de plus ouvert, de grand public, avec la mission de toucher le plus de monde possible. Nous devons y amener la radicalité de notre proposition tout en trouvant un équilibre.
Votre festival a lieu une semaine après la Marche des Fiertés à Paris. Pourquoi selon vous est-il important de rappeler l’histoire des luttes LGBTI+?
Aujourd’hui, on ne peut pas faire n’importe quoi de la Marche des fiertés, en vendant la moitié des chars à de grandes multinationales qui s’y insèrent pour se faire de la publicité. Les marques disent qu’elles célèbrent nos identités, mais le plus important c’est de célébrer nos luttes en se rappelant que des femmes transgenres et des drag queens ont jeté la première pierre dès 1969. Notre festival se colle à la Pride pour cette raison : c’est le moment dans l’année où l’on parle de ces minorités, et nous devons l’utiliser à bon escient.
“Au Loud & Proud, on ne prévoit pas de brandir un arc-en-ciel dégoulinant dans lequel tout est lissé.”
D’ailleurs, nous fêtons cette année les 50 ans des émeutes de Stonewall…
Oui ! Et se rappeler de la Pride, c’est revenir à la base de ce qu’elle était : une révolte. Aujourd’hui encore, marcher pour dire que je suis fier de ce que je suis m’émeut, et continuera à m’émouvoir. D’ailleurs, au Loud & Proud, on ne prévoit pas de brandir un arc-en-ciel dégoulinant dans lequel tout est lissé. Nous ne pouvons pas nous contenter de ce que nous avons, il reste encore la PMA, les droits des personnes transgenres, l’homosexualité en banlieue ou dans les campagnes… Encore tant de choses à faire pour que nous puissions vivre au mieux notre vie hors normes !
Depuis quelques temps, les communautés LGBTI+ et le féminisme se voient confrontées à un pernicieux problème : la récupération par les marques et le capitalisme. Comment peuvent-elles aujourd’hui lutter contre le “pinkwashing”?
Fany [Corral, du collectif] le dit très bien : “Je pensais que nos identités seraient toujours subversives, et que l’on ne pourrait jamais nous les prendre. Mais finalement, le capitalisme et le marketing nous les ont prises.” Ces campagnes nous mettent dans une position intermédiaire et ambiguë, car elles nous donnent de la visibilité. La vraie question reste donc toujours : à qui profite le crime ? Nous devons exiger l’éthique derrière la visibilité ! Lorsqu’avec ces campagnes les marques augmentent leur chiffre d’affaires, mais que les personnes queer continuent à vivre cachées et/ou précaires dans le même pays, c’est qu’il y a un réel problème.
“Pour moi, le queer est une approche critique de la domination, quelle qu’elle soit.”
L’industrie musicale succombe elle aussi au pinkwashing, en atteste le dernier clip de Taylor Swift. On en arrive presque à une forme de concurrence : c’est un peu à qui sera le plus visiblement queer !
Depuis toujours, le mainstream récupère ce qui plaît, capte le frisson des minorités, en extrait l’esthétique, en ôte la politique et en fait une image qui parlera au plus grand monde. Cela n’a rien de nouveau pour les queer, puisque Madonna a fait ça en 1990 avec Vogue. Est ce que ce tube a vraiment aidé la scène voguing ? Je n’en suis pas si sûr, mais elle a certainement permis de lui donner une visibilité et donc d’éveiller un certain intérêt.
Pour vous, les cultures queer peuvent-elles rester underground ?
Oui, RuPaul et Taylor Swift ne représentent qu’une part émergée de l’iceberg, et le divertissement restera le divertissement. Tant d’artistes queer sont bien loin des grands médias, de cette exposition et de ces privilèges : quand tu es une lesbienne noire et trans’ qui vit au fin fond de la campagne, tu risques de rester underground encore longtemps ! Ce qu’il faut c’est prendre garde à une uniformisation des minorités sexuelles, qui auraient toutes le même but. Des personnes irrévérencieuses, qui poussent le bouchon plus loin pour sortir de la norme, il y en aura toujours. Il y a quarante ans, on avait Divine. Aujourd’hui, on a Christeene [Vale] aux Etats-Unis et Linn da Quebrada, chanteuse et actrice trans brésilienne : elles aussi, ce sont de vraies “drag terrorists” !
“Il faut donc continuer à se retrouver, à réfléchir et à produire des discours qui nous permettent de nous défendre !”
À l’heure d’une dépolitisation des luttes, comment peut-on maintenir l’engagement en vie ?
Nous nous trouvons dans une position ambivalente, car d’un côté nous souhaitons être comme tout le monde, mais lorsque nous devenons comme tout le monde nous ne sommes plus nous-mêmes. Ma crainte vient du fait que des membres de notre communauté ne saisissent plus l’ampleur des discriminations que l’on peut traverser, car dans la tour d’ivoire qu’ils se sont construites ils ne la vivent pas au quotidien. Il faut donc continuer à se retrouver, à réfléchir et à produire des discours qui nous permettent de nous défendre !
La 3e édition du Loud & Proud, festival des cultures queer se tiendra du 4 au 7 juillet prochains à La Gaîté Lyrique, Paris 3e.