21 heures 30 à la Gaîté Lyrique. En cette fin novembre, la salle de concert parisienne s’est transformée en sanctuaire. Alors que les lumières s’éteignent, une silhouette longiligne aux longs cheveux blonds s’avance seule sur scène. Derrière son ordinateur portable et sa console, Lyra Pramuk fait, jusqu’en haut des gradins, s’élever des myriades de voix qui lentement s’entrechoquent et s’embrassent dans une polyphonie envoûtante. Alors que les tableaux lumineux changent de couleur au gré des morceaux, la nouvelle figure de l’électro-pop expérimentale aligne les mélodies enchanteresses de son premier album, décuplant son timbre dans l’espace : caverneuse ou éthérée, la voix émanant de son micro et de ses machines devient le fil auquel l’auditeur s’accroche de sa première inspiration à son exhalation finale, parfois étirée dans la durée pour devenir une ligne de basse qui donne sa couleur au morceau, parfois saccadée pour former le battement qui le rythme à la manière d’une percussion.Entre chant grégorien et gospel, folk a cappella, musique minimaliste et électro, la musique de Lyra Pramuk aimante et immerge dans ses méandres contemplatifs. Dans la salle, l’auditoire paraît léviter, comme porté par ces nappes phoniques et les nuages de fumée qui gonflent à la lumière des projecteurs... tandis que la jeune femme sautille, danse et s’allonge au son grandiose et solennel de ce concert qui ne connaît qu’une seule origine : ses propres cordes vocales.
“Liquide”, “granuleuse”, “glissante” ou encore “nuageuse”... Lyra Pramuk qualifie sa musique comme une matière tangible dont on pourrait sentir avec nos mains la texture et la densité. Là où ses morceaux délaissent les paroles au profit d’onomatopées diffuses, la jeune Américaine les commente en usant paradoxalement d’un vocabulaire très riche, à travers lequel les rythmes deviennent des colonnes et des monolithes, ou les flûtes et les cordes des cascades d’eau qui déferlent. En atteste titre de son premier album sorti en 2020, Fountain, qu’elle présente comme une “fontaine de sons qui éclaboussent tout autour d’eux”. Au fil de ses sept titres pensés comme une boucle infinie, l’opus donne corps à l’eau dans tous ses états. Dans le planant Witness, on se voit flotter sur une vaste étendue calme, tandis que dans Mirror, on croit être arrosé par les gouttes d’une averse incarnées par les voix suraiguës, jusqu’à s’imaginer plonger dans les abysses, guidé par les chants profonds de Cradle. Derrière ses harmonies vocales volontairement dissonantes et les structures inhabituelles de ces titres, on reconnaît bien l’ombre de Steve Reich, Meredith Monk et Björk, trois génies contemporains connus pour avoir fait de la voix un instrument malléable à l’envi.
Dès la première écoute, il est clair que la musique de Lyra Pramuk semble provenir d’un autre monde. Ses origines remontent à la plus tendre enfance de l’artiste, depuis laquelle elle n’a cessé d’explorer son propre rapport à la spiritualité. Née en Pennsylvanie d’une mère protestante presbytérienne et d’un père catholique pratiquants, l’Américaine grandit en effet dans un cadre extrêmement religieux, passant ses dimanches entre les deux églises fréquentées par ses parents et l’étude des textes fondateurs du christianisme. Là où le protestantisme lui plaît pour son sens de la communauté et du collectif, le catholicisme l’attire plutôt pour l’aspect théâtral de ses nombreux rituels et cérémonies, qui l’incitent d’ailleurs à rejoindre la chorale de l’église. Devenue par la suite plus critique à l’égard des religions monothéistes, l’adolescente se passionne alors pour les sciences dures et leurs zones d’ombre, l’athéisme et les cultures païennes, rejetant ainsi les idéaux qui l’ont bercée au profit de nouvelles formes de spiritualité. Son attrait constant pour l’inconnu et l’inexplicable, la mystique et la croyance génère chez elle une grande curiosité et une inlassable envie de créer. Dessin, écriture et sculpture, piano et violoncelle au sein d’un orchestre, théâtre et sport... aucun moyen d’expression n’échappe à celle qui constate déjà sa singularité dans un environnement parfaitement codifié. “J’étais une enfant très clairvoyante et confiante, extrêmement queer d’une certaine manière”, se remémore l’artiste, dont la culture et les références affluent au fil d’un entretien passionné. “J’étais vraiment consciente des jeux que je devais constamment jouer en société, dans une petite ville comme la mienne, et le théâtre me permettait de changer cette extrême vigilance en performance.”
Sur les planches, chaque année, de ses 6 à ses 23 ans, Lyra Pramuk développe un rapport intime et puissant à la performance, qui trouve son complément, en coulisses, dans l’écriture musicale. De ses expérimentations dans sa chambre d’ado, avec son frère jumeau, sur loop station aux compositions instrumentales plus sérieuses qu’elle réalise pour ses cours de musique au conservatoire et à l’université, l’artiste s’amuse et s’échappe à travers le son, nourrie aussi bien par les grands noms du classique, tels que Béla Bartók et Sergueï Prokofiev qu’elle étudie, que par les icônes contemporaines du hip-hop et de la pop, à l’instar de Missy Elliott et M.I.A. qu’elle adule devant sa télévision. À l’orée de sa vingtaine, la jeune femme décide finalement de se consacrer exclusivement à sa voix, qu’elle travaille avec assiduité et discipline pour en étendre le champ des possibles et en extraire des sons inédits. Les premières créations vocales et démos qu’elle produit après son diplôme resteront cependant confidentielles, encore trop associées à la période de doute et de souffrance pendant laquelle l’artiste prend conscience de sa transidentité.
Il faudra attendre son installation à Berlin, à la fin de ses études, pour que Lyra Pramuk se fasse connaître en tant qu’artiste solo en participant à de petits festivals ou en accompagnant ses amis sur scène. “À l’époque, écrire des chansons n’était pas un moyen de devenir célèbre ou de gagner de l’argent, je voulais juste faire de la musique pour moi, confie-t-elle. De la musique qui m’aiderait à me sentir bien, et forte.” Sans avoir encore sorti officiellement aucun morceau ni EP, l’artiste retrouve dans la capitale allemande son amour de la scène et y pose les fondations d’une musique électroacoustique où sa voix règne en maîtresse. Cet art libérateur et son expérience exaltante des nuits queer de Berlin lui donnent alors la confiance de s’assumer telle qu’elle est au sein d’une scène électronique encore très masculine, où faire sa place en tant que musicienne et productrice transgenre reste difficile.
Aujourd’hui, Lyra Pramuk continue d’explorer l’infini potentiel protéiforme de sa musique, en invitant par exemple des artistes à retravailler les morceaux de son album afin d’en proposer une interprétation complètement neuve. Réunies dans un nouvel opus intitulé Delta, à la croisée des fleuves artistiques ouverts par chacun, ces quatorze collaborations inédites mobilisent des musiciens et des producteurs de talent tels que Tygapaw, Ben Frost ou encore Colin Self. Émue par leur implication et leur créativité, la jeune femme n’hésite pas à réinterpréter leurs morceaux sur scène avec un grand enthousiasme, comme lorsqu’elle clôt son concert à la Gaîté Lyrique par un remix enlevé signé Hudson Mohawke. “Si vous pouvez retenir quoi que ce soit de ce moment, c’est la beauté transcendante de la musique”, déclare- t-elle tout sourire lors du rappel. On ne saurait la contredire.
Fountain (2020) et Delta (2021) de Lyra Pramuk, chez Bedroom Community, disponibles. Lyra Pramuk sera en concert le 23 avril prochain au festival Variations, Nantes.