Année 1975. La France vit au rythme de La Bonne du Curé d’Annie Cordy. Tandis que le paysage hexagonal s’enorgueillit d’un esprit chauvin et que Joe Dassin et Michel Sardou font figure d'allégories nationales, l’excentrique Serge Gainsbourg entend bien faire scandale avec son album Rock Around The Bunker. A l’époque, le chanteur a déjà connu ses plus grands succès. Bonnie and Clyde (1968), Initals B.B (1968)… Les adolescents frétillent encore sur les lubriques Je t’aime… moi non plus et 69, année érotique. L’avant-gardiste se penche alors sur l’écriture d’albums-concept. Le premier, le sublime Histoire de Melody Nelson (1971), aujourd’hui devenu culte, est un échec commercial cuisant. Pareil pour Vu de l’extérieur (1973), vendu à seulement 20 000 exemplaires. Depuis son lit d’hôpital la même année, affaibli par un infarctus, Gainsbourg défraye la chronique : “Je souhaite réagir avec une plus grande consommation d’alcool et de cigarettes”. En somme, en 1975, Gainsbarre est déjà bien en route. Et le personnage, quoique complaisant, souffre d’être incompris.
Rock around the Bunker : une provoc ratée
“Je suis né sous une bonne étoile… jaune” a souvent dit l’artiste. Issu d’une famille juive, Lucien Ginzburg – de son vrai nom – a réussi à échapper à la déportation, mais son enfance pendant la guerre est marquée par la peur de l'arrestation. Caché dans un collège jésuite en 1944, il est sauvé d’une rafle en passant une nuit, seul, dans la forêt. Traumatisant, le souvenir reparaît dans Rock Around The Bunker avec le titre Yellow Star. “J’ai gagné la Yellow Star/ Et sur cette Yellow Star/Y a peut-être marqué Shérif/ Ou Marshall ou Big Chief”. On l’aura compris, l'artiste parle avec ses tripes d'enfant. Nazi Rock, SS in Uruguay, Est-ce est-ce si bon… sur fond de boogie ronflant, tous les morceaux de Rock Around the Bunker visent l’Allemagne Nazie, se moquant tour à tour d'Hitler, de sa fiancée Eva Braun ou encore d'anciens nazis réfugiés en Amérique du Sud, à l'instar du tristement célèbre Klaus Barbie. Gainsbourg ironise avec malice sur les plaies encore suintantes de l’Europe et de la France. Un sujet qui, trente ans après la fin de la Guerre, est encore tabou. La provocation est donc de taille à faire les gros titres... mais elle passe pourtant inaperçue.
Avec plus de 100 000 exemplaires vendus, on pourrait penser que ce troisième album-concept n’est pas si maudit qu’il n’y paraît. Et pourtant, la critique réserve à Serge Gainsbourg la pire humiliation qu’il soit : l’album ne fait pas de vague. Ni pour, ni contre, celle-ci reste indifférente au musicien qui a pourtant soif de scandale.
Serge Gainsbourg - Rock Around the Bunker - 8 Yellow star
Un cynisme de génie étouffé par un rock'n'roll paresseux
Mais que se cache-t-il alors derrière cet album méconnu ? Des paroles habiles dignes des plus grands poètes certes, mais ce qui frappe en premier, c'est la frénésie agressive présente sur tous les titres. Serge Gainsbourg a toujours voulu faire un album rock. Avec Rock Around The Bunker, c'est chose faite. Enregistré à Londres en une semaine, l'album fait entendre des morceaux fiévreux, teintés de blues, de boogie et même de ragtime. Pourquoi donne-t-il l’impression d’être un premier jet ? Peut-être que l’univers musical n’est pas aussi recherché que d’habitude. Le piano sonne un peu trop fort et la voix de Gainsbourg prend des accents d'Eddy Mitchell. Entouré des musiciens de son précédent opus, le chanteur est soutenu par des chœurs, très présents sur le disque. Trop peut-être. Parmi eux, Clare Torry, célèbre voix féminine de The Great Gig In The Sky des Pink Floyd.
Pourtant, certains morceaux méritent bel et bien le détour. Dans le dernier titre de l’album, SS in Uruguay – repris par Julien Doré en 2008 –, Serge Gainsbourg s’imagine ancien nazi, parti vivre des beaux jours sous le soleil uruguayen : “SS in Uruguay, sous un chapeau de paille/ Je siffle un jus de papaye, avec paille/ SS in Uruguay, sous le soleil du rail/Les souvenirs m’assaillent, aie aie aie”. Dans une autre, J’entends des voix off, le chanteur s’amuse de l’allure d’Hitler : “Vieux chnok, pauvre cloche, p’tit schmok/ Faux derche, grosses miches, pauvre cruche/ Baudruche d’Autriche”. Des jeux de mots et phrases de maître. L’opus perd de son génie à cause d'un accompagnement musical faible. Mais peut-on pour autant attribuer le bide de Rock Around The Bunker à un rock trop banal, au point d'en oublier le sujet sensible qu'il aborde?
SS In Uruguay
Car derrière cet album “raté” se cachent plusieurs titres heurtants, dont le désormais célèbre Nazi Rock. Évocation de la nuit des longs couteaux et des SS maquillés, vêtus de bas noirs. Sans précédent, les titres dénonciateurs de Rock Around The Bunker touchent à un sujet trop délicat pour que la presse de l'époque n'ose s'en emparer. N'oublions pas que nous sommes en 1975, il faudra encore attendre vingt ans avant qu'un président (Jacques Chirac) ne reconnaisse la responsabilité de l'Etat français vis-à-vis de la déportation des juifs. En ce sens, l'album fait office de marginal, il est une curiositié ubuesque, un des rares, à l’époque, à oser affronter le nazisme sous un angle humoristique.
Un an avant, le film Portier de Nuit de Liliana Cavani fait scandale: on y voit une juive déportée tomber amoureuse d’un SS. En 1975, année de l'album, le réalisateur Costa-Gavras sort Section Spéciale, un film dans lequel il s'intéresse à la mise en place du gouvernement de Vichy. Aux côtés de Serge Gainsbourg, ces artistes sont alors les seuls à oser aborder la Guerre et dénoncer la responsabilité de la France. En chantant “Sont-ce ces insensés assassins?/ Est-ce ainsi qu'assassins s'associent?/ Si, c'est depuis l'Anschluss que sucent/ Ces sangsues le juif Suss” dans sa chanson Est-ce est-ce si bon?, Serge Gainsbourg ne pouvait pas faire scandale, mais juste un “flop” derrière lequel se cache en réalité la difficulté des Français à faire face à un passé douloureux.
Rock Around The Bunker, de Serge Gainsbourg (1975).