La pop a toujours aimé enfanter des personnages bigger than life. Il y a eu David Bowie et son Ziggy Stardust, aussi androgyne que scintillant, les métamorphoses stylistiques excentriques de Björk et de Lady Gaga, ou encore la mutation du duo Daft Punk en énigmatiques robots questionnant le culte de l’ego. Mais depuis peu, il faut ajouter à cette liste d’agitateurs flamboyants une jeune chanteuse, compositrice, rappeuse et DJ londonienne prodige de 28 ans : Shygirl. En deux EP, l’envoûtante Anglaise a mis le monde à ses pieds en créant un univers visuel et sonore puissant. Pour accompagner Alias, son EP publié en novembre 2020, l’artiste avait imaginé des avatars digitaux aux faux airs de poupées Bratz et répondant aux doux noms de Baddie, Bae, Bonk et Bovine. Chaque persona pourvu de courbes voluptueuses et d’yeux immenses représentait dans des clips ou des images promotionnelles les différentes facettes de la chanteuse, de la clubbeuse extravertie à l’amatrice de mode pointue. Ce parti pris esthétique, imposant l’artiste en hydre, cet animal fabuleux de la mythologie grecque arborant plusieurs têtes, n’a rien d’anodin. Il correspond parfaitement à la musique multiple et hybride de Shygirl. La jeune fille, qui a grandi dans le sud de Londres, bercée par toutes sortes de sonorités locales comme le grime ou le drum and bass, puise avec audace dans le R’n’B, l’eurodance, les BO de film, le rap, la trap et l’hyperpop. Le résultat ? Des chansons hypnotiques et dangereuses réussissant à sonner aussi déstructurées, acides et étranges que dansantes et séductrices. “Je ne pense pas la musique en termes d’étiquettes ou de genres”, nous confie Shygirl via Zoom alors qu’elle vient de se réveiller dans une chambre d’hôtel de Los Angeles.
Le monde futuriste de Shygirl – qui défie toute tentative de catégorisation – attire ceux qui, comme elle, se considèrent comme des freaks ou des “bad bitches”. Les grands noms de la musique autant que ceux de la mode s’arrachent les créations sonores moites de l’artiste qui évoque tantôt une Missy Elliott propulsée dans une rave dystopique ou une Björk gangsta. Shygirl a collaboré avec des figures de la pop avant-gardiste aussi passionnantes qu’Arca ou la regrettée SOPHIE. Elle a remixé Lady Gaga, et Rihanna l’adore, n’hésitant pas à “playlister” la Londonienne dans l’un de ses shows de lingerie. On a aussi entendu les tubes inclassables de Shygirl illustrer la collection printemps-été 2021 de Mugler. Et Riccardo Tisci s’est entiché de la charismatique diva au point de la solliciter à plusieurs reprises, notamment pour la présentation de la collection femme automne-hiver 2021-2022 de Burberry. Il s’agissait alors, pour la maison, de célébrer la force invincible de mère Nature. Un thème qui colle parfaitement au tempérament de feu de Shygirl, qui renvoie l’image d’une force de la nature.
Pourtant, la Britannique n’était pas tout à fait destinée à devenir la chatoyante et décomplexée icône de la génération TikTok, un réseau sur lequel ses titres font un carton. “J’ai toujours eu confiance en moi, mais je n’avais jamais pensé à performer. Je n’ai jamais rêvé d’être artiste ou d’être célèbre, avoue Shygirl, ni même d’être le centre de l’attention. Me tenir sur une scène est un voyage que j’entreprends et dans lequel j’essaie sans cesse de m’améliorer. J’apprends tout le temps et je suis ouverte aux critiques.” Si, ado, elle écrivait des textes très personnels dans des petits carnets et que ses parents écoutaient beaucoup de musique, Blane Muise (de son vrai nom) avait d’abord envisagé une carrière loin des projecteurs. Après des études de photo et de design, la jeune femme a enchaîné les petits boulots, officiant comme bookeuse dans une agence de mannequins ou comme assistante dans une agence de designers. “J’ai fait plein de fashion faux pas quand j’étais jeune, mais travailler auprès des mannequins et des designers a développé mon oeil, analyse Shygirl. J’adore ce que la mode essaie d’accomplir, son ambition. On y trouve à la fois des commentaires sur ce que nous sommes socialement, mais aussi la force de s’en échapper. Je trouve très inspirante la façon dont la mode crée un monde, un espace, des scènes. On peut entrer dans cette autre dimension ultra fun, et là plus rien d’autre ne compte. On oublie la réalité. On a tous besoin d’échappatoires, de respirations. Et c’est cette énergie que je tente d’injecter dans ma musique.”
Mais après être devenue photographe et DJ dans les soirées branchées de Londres, Blane Muise va faire une rencontre qui va changer sa vie et la faire passer de l’ombre à la lumière. Le producteur irlandais en vue Sega Bodega, aimanté par la voix à la fois sensuelle et détachée de cette fausse timide avec qui il fondera le collectif électro défricheur Nuxxe, compose pour elle un premier single, Want More, qui paraît en 2016. Et on y trouve déjà tout ce qui va faire le charme si particulier de Shygirl. Sur fond de sonorités électroniques sombres et saccadées, la jeune fille scande des paroles sans tabou sur le plaisir sexuel, détaillant, avec une attitude dominatrice, toutes ses envies au partenaire auquel elle s’adresse.
Une audace sexplicite qui impose Shygirl en Madonna des temps modernes. “J’aime être directe et crue quand je parle de sexe, explique l’effrontée Londonienne. Pourquoi les gens se sentent si déstabilisés quand on évoque ouvertement ce sujet ? Ils ne devraient pas être si intimidés par quelque chose d’aussi naturel et spontané. Mais quand je parle de sexe, je parle aussi de la férocité de mes émotions. On peut évidemment séparer les relations sexuelles des sentiments. Mais artistiquement, je me sers des mots érotiques pour, en fait, évoquer des sentiments plus complexes. Je me suis souvent découverte ou comprise dans des relations sexuelles. Je me suis par exemple rendu compte, parce que j’étais en demande par rapport à un partenaire, de ma vulnérabilité. Et ça m’a questionnée sur le chemin que je prenais dans ma vie. Ce n’est pas parce que je suis une femme et que j’assume ma sexualité et le fait d’en parler que je suis coupée des émotions.”
Les émotions, Shygirl en fait désormais son inspiration première. Dans son single dévoilé en octobre dernier, intitulé Cleo, qui fera partie de son premier album à venir, Blane Muise se livre entièrement. “Aujourd’hui, j’ai envie d’être moins conceptuelle que je ne l’étais avec mes avatars, d’être beaucoup plus réelle. Je suis gouvernée par mes sentiments et j’écris surtout des chansons sur comment je me sens. Au moment de créer Cleo, j’étais au beau milieu d’une relation amoureuse et j’avais en tête l’image de Cléopâtre, soit une femme connue pour avoir vécu une romance épique. Comme pour elle, ma relation amoureuse était la chose la plus importante dans ma vie, le plus grand changement. Je voulais mettre en musique ce que ça fait d’aimer, donner ma vision d’une chanson d’amour, avec des éléments de house classique, du drame et de l’insouciance. Cleo est là pour me rappeler de profiter des choses avant qu’elles ne disparaissent.” Shygirl avoue d’ailleurs que cet exercice intimiste n’a pas été des plus aisés. “C’est toujours difficile d’écrire sur le bonheur. Quand tu es heureux de ce que tu es en train de vivre, tu n’as pas envie de creuser plus profondément pour connaître les raisons de cette félicité. Et surtout, tu as peur de perdre cet état de grâce.” L’état de grâce de Shygirl ne semble pourtant pas près de s’évaporer. Dans une version live de Cleo filmée aux mythiques studios d’enregistrement Abbey Road et partagée sur YouTube en décembre dernier, la chanteuse apparaît plus iconique que jamais, dégageant l’aura d’une star ultra glamour façon James Bond girl. Brushing platine digne du vieil Hollywood, robe drapée aux découpes architecturales moulant des courbes affolantes, voix de velours sur fond de cordes luxuriantes… on a bien du mal à reconnaître l’artiste expérimentale qui, un an plus tôt, se cachait sous un maquillage clownesque ou des avatars dévergondés.
Alors qu’elle travaille activement à son premier album, on imagine Shygirl franchir, dans un futur proche, la sphère de la musique de niche pour conquérir l’univers du mainstream. D’ailleurs, l’artiste à la pointe de l’avant-garde n’a rien contre ce terme. Blane Muise précise : “Même si je viens de l’underground, je n’écoute pas que la musique d’avant-garde. J’adore Madonna, par exemple. Je respecte beaucoup ceux qui arrivent à toucher les masses tout en restant eux-mêmes. Prince ou David Bowie ont connu un succès phénoménal et pourtant ils ont continué à innover. Je pense que le mainstream est sous-évalué car, à ce niveau de notoriété, cela demande beaucoup de force de maintenir quelque chose d’authentique.” Atteindre des sommets tout en restant en phase avec ce qui la rend unique, c’est tout le mal que l’on souhaite à la téméraire Shygirl qui nourrit pourtant des rêves moins clinquants.
Ce qui intéresse le plus la Londonienne, ce n’est pas de briller devant des inconnus, mais de travailler avec des personnes susceptibles de devenir des amies et en qui elle a confiance. Très attachée à l’existence de “safe places”, à la multiplication des points de vue et au female gaze, elle essaie de mettre en place ces concepts majeurs lorsqu’elle réalise elle-même ses clips. La chanteuse pointe du doigt, lors de notre discussion, la misogynie du milieu artistique, ainsi que son manque de diversité, voulant, à son échelle, faire bouger les lignes. “J’essaie de ne pas être aveuglée par mon point de vue et d’être le plus inclusive possible, note l’artiste. Quand je bosse, je ne veux offenser personne et j’aimerais que les gens qui travaillent avec moi se sentent à l’aise et protégés. Si quelque chose ne s’est pas bien passé dans sa journée, je pense que chacun doit pouvoir le dire.” Humaine et généreuse derrière l’esthétique bionique qu’elle défend, Shygirl fait passer la vraie vie avant son art. “Quand j’écris des chansons, je m’inspire des choses que je vois dans des films ou à la télévision, et il m’arrive également de faire des commentaires sur la société. Mais ce qui me passionne le plus, ce sont les relations interpersonnelles, comment les gens se connectent les uns aux autres. Pas seulement du point de vue romantique, mais dans toutes sortes de relations. Mais surtout, la musique n’est pas toute ma vie. L’essentiel, pour moi, c’est d’essayer de conserver les relations qui me tiennent à coeur ainsi que les choses qui me rendent heureuse. Et puis, de toute façon, pour écrire des chansons, je dois vivre des choses. Alors la vie passe avant tout…”