1. Le récital du nomade berbère
La nuit, dans le désert de Zagora, il n’y a rien d’autre que le sable, l’air et les étoiles. La surface brune s’étend à l’infini et invite à la méditation autant qu’elle provoque le vertige. Perdu dans les plaines silencieuses du Maroc, Sofiane Pamart se lance un défi : transcrire en musique les panoramas du monde. Armé de 36 touches noires et 52 blanches, il fait sonner les métropoles grouillantes, les îles du Pacifique Sud, les ruines de Carthage, les clubs enfumés de Chicago…
Timide par intermittence, le Lillois se réfugie derrière son instrument depuis plus d’une vingtaine d’année. L’incertitude du quotidien reste la seule chose capable de perturber ce grand nomade d’origine berbère. Un paradoxe. Pur produit du Conservatoire, Sofiane Pamart a fait de son style de vie une pièce musicale en plusieurs épisodes, transcrivant les sites qu’il a visité et ceux qu’il fantasme encore en doubles croches.
Sofiane Pamart – “Chicago”
2. Vieux rêves et souvenirs de la vieille Havane
Il le confesse, la mélodie cristalline d’Alaska n’est qu’une projection de son esprit. Deux pianos s’entrelacent et racontent un désert glacé qu’il n’a jamais vu. Mais une effluve familière lui rappelle le tumulte de la vieille Havane : “La fumée du cigare a beaucoup de caractère, c’est une odeur plus charnelle que celle de la cigarette. Au piano, ma main gauche bat le rythme tandis que ma main droite produit une mélodie virevoltante. Comme la fumée qui se propagerait au milieu des danseurs de Cuba.” Quant aux pièces pour clavecin de la période baroque, elles lui évoquent Paris. Le musicien propose “quelque chose de Versaillais”, une mélodie scintillante qui bifurque vers un récital sentimental, traduction du clivage entre la Ville lumière et l’aigreur de ses habitants. Affaire similaire avec Séoul, un morceau né d’une scène de vengeance fabuleuse au cœur des paysages hétérogènes de Corée du Sud : “À Séoul, j’ai découvert le DDP, un bâtiment futuriste de Zaha Hadid, mais aussi les temples qui habitent nos clichés occidentaux sur l’Asie. Dans ce morceau, j’ai donc façonné des contrastes et des tensions avec des crescendo grandiloquents pour exprimer le tiraillement entre le moderne et le traditionnel.”
Sofiane Pamart – “La Havane”
3. Du rap conscient au rap de l’entertainment
Dans un monde idéal, Sofiane Pamart sirote un cocktail à la table de Jacques Brel, Barbara et… Salvador Dalí : “Des gens qui défendent la liberté de la création en plus d’avoir de l’audace”, avance-t-il. Ceux que le pianiste côtoie au quotidien décrivent plutôt l’enfer des banlieues que le port d’Amsterdam et préfèrent les ornements dentaires à la moustache excentrique. Il a composé pour le Belge Scylla, pour le très engagé Médine, l’un des premiers à lui avoir fait confiance, Guizmo, Kery James, Vald ou encore Gaël Faye, “l’un des rares à bosser régulièrement avec des musiciens”, glisse-t-il. Des collaborations fructueuses qui lui octroient l’étrange statut de “pianiste que les rappeurs s’arrachent”.
Longtemps apanage d’un rap conscient rédempteur et mélancolique, le piano revient se glisser dans des productions contemporaines où les rimes coup de poing ont une portée humoristique :“J’ai atterri dans le monde du rap au moment où il amorçait sa transition du “conscient” vers une forme de divertissement pleine d’artifices. Le piano désinhibe les rappeurs et je les suis à la lettre dans leur déclamation.” Sofiane Pamart est l’instigateur d’un dialogue entre son instrument et les bardes du XXIe siècle dont la lyre a disparu au profit de l’Auto-tune: “Certains rappeurs s’impliquent énormément dans la phase de composition. Ce qui est touchant, c’est que la plupart sont autodidactes et ont retenu quelques termes de solfège sans vraiment savoir ce qu’ils signifient. Ils ont entendu une septième [un intervalle qui sépare deux notes éloignées de sept degrés] et veulent donc en mettre partout. Je comprends ce qu’ils veulent dire, donc je transcris l’émotion qu’ils recherchent même si ce n’est pas du tout une septième…”
Sofiane Pamart – “Séoul”
4. Du Conservatoire au bureau du businessman
Lorsqu’il était professeur de piano, on lui envoyait souvent des “enfants à problèmes”, gosses turbulents qui recouvreraient sûrement la raison à raison d’une demie heure de cours par semaine. Sofiane Pamart en a fait une affaire personnelle. Son objectif : prouver que l’on peut faire de la musique populaire de très bonne qualité. Pour cela, le virtuose est prêt à tout, quitte à proposer un “pack” qui comprend les compositions originales et les visuels, tel un VRP calculateur : “Devenir un homme d’affaires m’a permis de m’octroyer un droit : celui d’exister en tant qu’artiste”, sourit-il, “je peux enfin déléguer à mon équipage, car on ne peut pas bâtir un empire tout seul. La reconnaissance de mes pairs je l’ai déjà. Je la perdrai peut-être avec la notoriété mais je suis prêt à en payer le prix.” Devenu businessman, le jeune homme gère sa carrière d’une main de fer et signe un contrat en co-édition avec Universal pour multiplier ses connexions : “Parler de hits, de marketing et de tubes n’est plus tabou”, lâche-t-il, “tenir ce discours en tant que musicien est inattendu mais je n’ai aucun complexe quant à mes compétences de pianiste. Ce qui me manque le plus, finalement, c’est l’adrénaline.”
Un pianiste homme d’affaires qui écoute Debussy et compose pour des rappeurs… Les deux collaborations susceptibles de l’intéresser résument à elles seules son dédoublement de la personnalité : “J’aimerais beaucoup travailler avec Charlotte Gainsbourg. Sinon Booba, on pourrait faire un truc super fort en piano voix.” Bientôt, Sofiane Pamart aura collaboré avec à peu près tout le monde dans le milieu du rap français. Il est pourtant bel et bien seul sur sa planète à ressasser une douzaine de voyages entre odeurs, paysages et légendes urbaines.
Planet, de Sofiane Pamart, disponible le 22 novembre.
Sofiane Pamart – “Medellín”