Le charisme est, avec la beauté, la première forme d’arbitraire. Thomas Azier a reçu les deux. Les dieux sont facétieux. À peine sommes-nous installés dans les salons d’un hôtel chic de la place Vendôme que déjà les regards sont comme aimantés par la beauté nordique du chanteur. Perfecto noir, belle gueule aux traits anguleux, les cheveux plaqués en arrière comme le Bowie de 75. On l’imagine traînant avec les gamins du Zoologischer Garten dans le film Moi, Christiane F... “Je suis hyper nerveux, avoue-t-il, c’est ma première interview pour cet album. J’ai peur de dire des conneries.” On l’invite à se détendre en testant les cocktails du bar.
“Je voulais faire un disque organique. C’est la direction que va prendre la musique dans les prochaines années. Aujourd’hui, l’électro me fatigue.”
On a découvert le Néerlandais par un frisson, avec Red Eyes, son premier single sous influence 80’s paru en 2012. Un presque tube – froid comme une lame –, qui finira par atterrir dans un spot Saint Laurent. Plus tard, on retrouvera l’artiste sous le parrainage bienveillant de Woodkid, qui le choisit pour assurer la première partie de sa tournée. Et c’est encore lui qu’un Stromae en panne d’inspiration viendra chercher à la rescousse pour produire trois titres de Racine carrée. Mais quand son premier album, Hylas, sort en 2014, la presse spécialisée l’accueille avec une certaine méfiance. Des Pays-Bas, on subit surtout les assauts pénibles des DJ stars de l’EDM. Alors, à 29 ans, Azier a décidé de s’éloigner des territoires new wave de son premier opus. Rouge est un disque débranché et frissonnant, jetant un regard lucide sur l’impasse dans laquelle s’est piégée la musique électronique : “Je voulais faire un disque organique. C’est la direction que va prendre la musique dans les prochaines années. Aujourd’hui, l’électro me fatigue. C’est devenu totalement chiant. Claustrophobe. Je voulais une musique qui touche l’air avant d’être enregistrée. Où les compositions pourraient respirer.”
Veste en toile de laine brodée, débardeur en jersey de soie et pantalon en viscose, BALMAIN.
Cette fois, c’est sûr, Thomas Azier va dévorer le monde. Rarement on aura croisé un artiste pop avec un tel appétit, mû par une houle personnelle, fiévreuse mais maîtrisée. “Je ne fais pas confiance aux chanteurs trop heureux. Il faut souffrir pour écrire”, nous lâche-t-il, un rien définitif. Et cette souffrance, d’où qu’elle vienne, a du bon. Rouge est un grand disque pop, oscillant entre spleen et espérance, entre ballades vénéneuses piano/voix (Concubine, Sandglass) et contractions dance (Starling, Crucify). On pense à une version heureuse de The xx, à un Daho juvénile et batave. Si son premier album racontait sa jeunesse berlinoise (sa noirceur, ses filles, ses jeux sexuels), cette fois la musique d’Azier s’est faite plus personnelle.
“J’aime les artistes qui dévoilent plusieurs visages tout au long de leur carrière, des gens comme Bowie, les Talking Heads ou Gainsbourg. ”
Plus de recoin où se cacher. Désormais, la nudité est frontale : “Je ne parle que de moi. Je ne voulais pas me cacher. J’ai énormément changé depuis mon premier album, c’était crucial que ma musique témoigne de cette évolution. J’aime les artistes qui dévoilent plusieurs visages tout au long de leur carrière, des gens comme Bowie, les Talking Heads ou Gainsbourg. Quand il a sorti son album reggae, tout le monde lui est tombé dessus, mais c’était une décision super couillue ! Sur Hylas, il y a une chanson titrée Verwandlung, ce qui est le mot allemand pour ‘métamorphose’. Tu vois, la transformation est une idée qui m’obsède depuis un bail.” Sur ce premier album, le chanteur jette un regard tendre mais éclairé : “C’était comme un cri. Il fallait que ça sorte. Des émotions réprimées durant des années, qui devaient sortir absolument : moi en studio me démenant avec la vie, avec Berlin, le froid, l’hiver… Ne pas voir ce putain de soleil pendant huit ou neuf mois et réussir à faire ma musique sans un rond. Cette fois, je voulais quelque chose de plus ambitieux. Et le premier effort, ça a été d’écrire des chansons, encore et encore pendant trois ans sur mon piano.” Qu’on ne s’y trompe pas, il y a de la sueur dans cette musique-là.
Pour réussir ce nouvel essai, Azier a misé sur le producteur français Dan Levy, moitié du duo The Dø. C’est chez lui, en Normandie, que Thomas a enregistré certaines de ses compositions : “Bosser avec Dany a été essentiel. Il aime les sons de batterie très secs, comme dans les années 70. Et j’adore ça. Je voulais concevoir quelque chose d’hybride entre la puissance de la musique électronique et la douceur des mélodies de cette époque.” Pour le chanteur pop, ce disque est aussi l’occasion de retrouvailles avec son frère, Isa, coauteur de l’ensemble des paroles : “On s’était perdus de vue quand je suis parti à Berlin. Après mon premier album, on a repris contact et j’ai compris qu’on avait des trucs à faire ensemble. Il est très exigeant. Écrire avec lui, c’était comme un match de boxe, c’était à qui aurait la meilleure punchline. On était d’accord sur une chose : le cœur de Rouge devait être le songwriting. J’ai développé une aversion pour les disques ‘paquets cadeaux’ seulement soutenus par le producteur : quand tu les ouvres, ils sont vides.” Mais lorsqu’on insiste pour savoir qui le chanteur vise, celui-ci botte en touche. Pas folle, la guêpe. Au-delà de la folle élégance de la production, ce qui frappe d’entrée de jeu sur ce disque, c’est la voix transcendée d’Azier. Plus racée et profonde que sur ses premiers titres : “J’étais obsédé par Chet Baker. Ce genre de voix très douce. Sexuelle. La voix est notre instrument le plus primitif. Mélodiquement, avec la guitare, tu es limité. Pas avec le chant. Sur Hylas, mon chant était très fort, très expressif. J’ai appris à le nuancer. C’est comme si j’étais passé du noir et blanc à la couleur.”
Au-delà de la folle élégance de la production, ce qui frappe d’entrée de jeu sur ce disque, c’est la voix transcendée d’Azier.
De ses Pays-Bas natals, Azier n’a finalement pas gardé grand-chose. Si ce n’est un accent légèrement râpeux en anglais. Dès l’âge de 19 ans, il quitte les vertes prairies pour le ciment berlinois : “Ce n’est pas très tendance de dire ça, mais je me vois comme un chanteur européen. J’ai grandi aux Pays-Bas, un pays qui se vautre depuis trop longtemps dans la culture de la contrefaçon. On est fasciné par le Royaume-Uni et les États-Unis. Du coup, on passe notre temps à les copier. Là-bas, si ta tête dépasse du rang, on te la coupe. (Rires.) Alors je suis parti à Berlin. J’ai joué dans les clubs. J’ai ouvert mes yeux en grand pour tout assimiler. J’ai appris seul la musique, la production. Au départ, la musique électronique était un mouvement très libre. La sexualité était totalement ouverte. Berlin est très différent du reste de l’Allemagne. C’est une île. Tu peux y vivre les yeux fermés.”
Manteau sans manches en denim, blouson en toile de coton et cuir, débardeur en jersey de coton et jean en denim, DSQUARED2. Boots, BALENCIAGA.
Le musicien a poussé comme un fruit pâle sur le bitume berlinois. Sans références musicales précises. Absorbant comme un buvard tout ce que le Web pouvait lui offrir, en bon spécimen de la génération Y : “À mes débuts, on m’a comparé à Depeche Mode, mais je ne connaissais même pas leur musique ! Ma plus grande influence, c’est YouTube. Si je me pose une question, je vais sur YouTube. Je n’ai pas fait d’études, je n’ai jamais pris de cours de chant, j’ai tout assimilé grâce au Web. Ma génération se réveille avec son ordi sur les genoux et s’abreuve tous les jours de nouvelles données. Dans nos navigateurs, on ouvre des fenêtres sur CNN à côté du porno, de Kim Kardashian qui vient de se faire braquer ou des réfugiés syriens. On est submergés par l’information. Vraie ou fausse, d’ailleurs. Alors on doit créer notre propre vérité.” Pour finir son disque, Thomas a décidé de quitter le confort spartiate de son appartement berlinois. Sur une chanson, la bien nommée Berlin, il tire un Polaroïd de sa vie de bohème dans la capitale allemande : “Mon appart est une pièce vide. Un matelas sur le sol, mon piano, mon ordi et c’est tout. Pas de distraction. Chaque matin, je me réveillais pour écrire des chansons.” Azier entend les musiques dans sa tête avant même de les écrire : “C’est la nuit, avant de m’endormir, que les mélodies arrivent. Je garde mon téléphone à côté de mon lit et je les enregistre en chantonnant. C’est quasiment du somnambulisme.” Une méthode éprouvée : c’est ainsi qu’en 1965, Keith Richards a écrit le riff de (I Can’t Get No) Satisfaction.
“Aujourd’hui, tout est binaire, les gens ne distinguent plus les nuances. Regarde YouTube, c’est un mur de chiottes où les gens lâchent des commentaires : soit ils adorent, soit ils haïssent. ”
Blouson croisé en toile de coton, SAINT LAURENT PAR ANTHONY VACCARELLO. Chemise en soie, HAIDER ACKERMANN. Pantalon en toile de laine, JUUN.J.
Le chanteur l’admet volontiers, il ne tient pas en place. Après des passages par New York et Amsterdam, ces derniers mois il a défait ses valises à Paris. Une vie de fugitif qui lui sied parfaitement : “J’aime vivre dans différentes villes. L’autre jour, je lisais un article sur les plants de fraisier. Ils ont plusieurs racines, et peuvent s’enraciner où qu’ils aillent. Je suis un plant de fraisier.” On a beau se mordre les joues, le chanteur décèle un certain amusement à l’écoute de cette métaphore botanique et éclate d’un rire sonore et clair : “C’est complètement con ce que je viens de dire, non ? Désolé, mon esprit va trop vite. Mais le but, c’était d’être assez inspiré pour écrire les chansons. Aller à l’essentiel de l’écriture.”
“À Paris, les gens sont très prompts à te juger. Tu fais un seul faux pas et t’es mort. Si tu portes le mauvais manteau ou si tu sors avec la mauvaise fille, on ne te rate pas. Vous, les Français, vous devriez apprendre à avoir moins peur de vous planter.”
En France, Thomas a retrouvé un romantisme qu’il affectionne et qui, selon lui, sert généreusement sa musique. Et même s’il avoue avoir été impressionné par le dernier disque de Frank Ocean, le chanteur préfère citer Brel et Ferré comme influences : “De vrais chanteurs mâles. Avec une voix. Aujourd’hui, il n’y a que des petits garçons qui chantent de la soul pour leur maman.” Ce dépaysement ne va pas toujours sans frictions : “À Paris, les gens sont très prompts à te juger. Tu fais un seul faux pas et t’es mort. Si tu portes le mauvais manteau ou si tu sors avec la mauvaise fille, on ne te rate pas. Vous, les Français, vous devriez apprendre à avoir moins peur de vous planter. À Berlin, tu peux t’habiller comme un hobo, personne n’en a rien à foutre.” À chaque nouvelle adresse, le musicien doit apprendre les usages et mettre au point des parades amoureuses inédites. “En Allemagne, c’est la femme qui dirige. Là-bas, ce n’est pas rare qu’une Allemande bosse et que son mec reste à la maison. En France, tout ça est plus latin. Il faut respecter l’étiquette. En Allemagne, si je paie l’addition au restau, la fille va me dire ‘Va te faire foutre, tu crois pas que je peux me payer mon propre dîner ?’ Ou une autre va t’aborder en club pour demander ‘Tu veux baiser ?’ et si tu réponds ‘Non’, elle te gifle. Ça m’est arrivé au Berghain. Tu ne verrais jamais ça en France. Et d’un autre côté, l’Allemagne est plus ouverte. C’est plus facilement accepté d’être bisexuel ou dans une relation ouverte.”
Manteau en drap de laine brodé, col roulé en jersey de coton et pantalon en laine, GIVENCHY PAR RICCARDO TISCI.
On voit une brèche, alors on s’y engouffre. Le chanteur est-il conscient que sa beauté ambiguë fascine non seulement les filles mais aussi les garçons ? “On a besoin d’une énergie féminine. Que ce soit dans l’art ou la politique. J’adore jouer avec ma féminité : j’ai une voix haute, un look androgyne… C’est naturel. Aujourd’hui, tout est binaire, les gens ne distinguent plus les nuances. Regarde YouTube, c’est un mur de chiottes où les gens lâchent des commentaires : soit ils adorent, soit ils haïssent. C’est pareil dans la sexualité : tu dois être gay ou hétéro. Mais dans la vie, il y a des nuances, et je les porte en moi. J’ai grandi ainsi. Je n’en ai jamais parlé parce que, selon moi, c’est dans ma musique. Mais je n’en ai pas peur.” C’est tout ce qu’on obtiendra de lui. À Paris, malgré ses liens privilégiés avec Woodkid ou les pyromanes du duo The Shoes, Thomas Azier n’a pas encore trouvé son gang. “J’adore Yoann [Lemoine, véritable nom de Woodkid], mais on se voit peu. J’ai du mal à rencontrer d’autres artistes ici. J’ai l’impression qu’en France, les milieux créatifs sont très cloisonnés. Les gens ont peur d’expérimenter.” Thomas Azier, lui, n’a pas peur de grand-chose. Il finira sans doute par foutre le camp pour écrire ailleurs la musique du futur. Le sourire aux lèvres. Et le cœur au bout des doigts.
Rouge de Thomas Azier, disponible.