Tyler, The Creator porte bien son nom. Sans surprise, il revêt les traits d’un nouveau personnage pour ce cinquième album studio : Igor est mélancolique et éperdument amoureux. Dès les premiers morceaux, on devine que l’ex-leader du collectif Odd Future a lui-même composé, produit et arrangé cet album. Dans ses compositions extravagantes, la mélodie passe d’instrument en instrument et s’absente, parfois, pour revenir en force tel un crochet dévastateur…
Dans un costume turquoise résolument kitsch, immonde perruque “coupe au bol” vissée sur la tête, le rappeur joue encore au type nonchalant et introverti. Cette fois, il s’agit du clip de Earfquake (2019). Il y finit carbonisé et conserve son statut d’artiste le plus toqué de la côte Ouest… Sur la jaquette rose pâle d’Igor, l’expression du Californien – yeux mi-clos, denture argentée et teint d’un noir de jais –, annonce la gifle monumentale que l’on va prendre. On sort de ce nouvel album complètement groggy, le reste n’a plus aucune saveur.
Éternel adolescent, Tyler, The Creator provoque et rejète les codes du marketing américain dans des clips esthétiques plus ou moins trash.
“Earfquake” de Tyler, The Creator.
Tyler Okonma l’avait annoncé : “Ce n’est pas Wolf [2013]. Ce n’est pas Cherry Bomb [2015]. Ce n’est pas Flower Boy [2017]. C’est IGOR. Ne vous jetez pas dedans avec l’espoir d’écouter un album de rap. Ne vous jetez pas dedans avec l’espoir d’écouter n’importe quel album. Juste allez-y, jetez-vous dedans.” Dense et luxuriant, Igor ne nous étouffe pourtant jamais. D’une intensité ahurissante, placide puis soudainement volcanique, cet album est construit comme une relation amoureuse : il se présente (Igor’s theme), séduit (Earfquake), fait trembler (Running Out of Time), transpirer (I Think) puis étreint délicatement (Are We Still Friends), nostalgie des nineties en filigrane.
À l’instar d’un Kendrick Lamar ou d’un Frank Ocean, Tyler, The Creator a compris que le rap avait dépassé l’ère du freestyle et de la technique pure.
Dans les douze titres crépitants d’Igor, on retrouve, en surface, l’affection de Tyler, The Creator pour le gangsta funk de Dr. Dre. Mais il brouille les pistes en déployant un basse synthétique grasse et saturée, des sortes de ballades soul des années 60 ou des percussions explosives (I Think), dans la lignée du Fade de Kanye West. Lil Uzi Vert, Playboi Carti, Frank Ocean, A$AP Rocky, Blood Orange… on retrouve de nombreuses stars sur ces douze titres introspectifs, on devine même Kanye West et Pharrell Williams. Sur les plateformes musicales, personne n’est crédité.
“Gone, Gone \ Thank You” de Tyler, The Creator
Dès 2009, dans sa première mixtape intitulée Bastard, Tyler, the Creator abandonne le caractère syncopé du rap, rythme irrégulier hérité du funk des années 70. À cela, il préfère des synthétiseurs exubérants, quitte à limiter les interventions de sa voix rocailleuse. Critiqué pour son utilisation récurrente du terme ultra péjoratif “faggot” (tapette) et ses morceaux misogynes, le Californien met en scène la violence faite aux femmes à plusieurs reprises. Éternel adolescent, il provoque et rejète les codes du marketing américain dans des clips esthétiques plus ou moins trash. On se souvient de la vidéo Who Dat Boy (2017) – avec son ami de toujours A$Ap Rocky –, dans laquelle il se greffe un visage blanc. Un clip loin des couleurs sucrées d’After the Storm (2018) signé Kali Uchis et auquel il participe également. Bien avant son Flower Boy de 2017, ce graphiste, réalisateur et scénariste de 28 ans défendait déjà une musique excentrique et fabuleuse.
À l’instar d’un Kendrick Lamar ou d’un Frank Ocean, Tyler, The Creator a compris que le rap avait dépassé l’ère du freestyle et de la technique pure. Ici, l’instrumentation prime sur le fameux flow. Musicien hors pair, l’artiste se réfugie souvent derrière un personnage, rarement derrière un beatmaker. Longtemps outsider peu récompensé, Tyler, The Creator tient peut-être son chef-d’œuvre avec Igor.
Igor de Tyler, The Creator, disponible.
“I Think” de Tyler, The Creator.