Cet “enfant de bois”, génial touche-à- tout, s’est enfin offert l’Olympe, ou presque. Au mois d’août dernier, lors de la passation de la flamme olympique entre Tokyo et Paris, c’est le cœur battant de sa musique qui résonnait à la lueur des flambeaux. Une pièce de près de dix minutes intitulée Prologue, spécialement composée et enregistrée pour l’occasion avec l’Orchestre philharmonique de Radio France, et dont le titre ouvrait sur la promesse d’une suite probable, lorsque Paris 2024 enfiévrerait la planète. Un autre morceau de Woodkid accompagnait déjà le dossier de candidature français, sans doute parce qu’avec son âme conquérante, son goût du grandiose et ses grands élans fraternels, sa musique possède toutes les qualités requises pour ce genre d’événements. Peut-être aussi parce que Woodkid, 38 ans, est l’un des musiciens français les plus célèbres à travers le monde, surtout depuis que les Daft Punk ont raccroché leurs casques.
“Je cherche une explication rationnelle aux émotions.”
Lui n’a jamais eu recours à des postiches pour imposer un langage musical compréhensible de Dunkerque à Los Angeles, et vénéré en Occident comme en Orient. Il assume son look de “Mister Nobody”, tout juste coiffé d’une casquette et arborant une barbe comme panoplie minimale de hipster, loin des fabrications sophistiquées des superstars pop qu’il fréquente avec sa seconde compétence de réalisateur de clips. Son premier album, The Golden Age (2013), s’est vendu à plus de 800 000 exemplaires, dont les trois quarts à l’étranger, et lorsqu’il passe derrière la caméra, ses clients ont pour noms Drake, Taylor Swift, Lana Del Rey ou Katy Perry. Dans le storytelling contemporain qui se façonne à coups de millions de vues sur YouTube, il est à l’évidence un personnage fascinant. Un genre d’Orson Welles des temps technoïdes, mais dissimulé sous l’allure d’un Rouletabille amical.
Précédé d’un jeune lévrier bondissant, il nous fait visiter les locaux de son “mini-empire”, comme il surnomme, avec une pointe d’autodérision, cette structure divisée en trois pôles : management, production sonore et fabrication visuelle de ses films et spectacles. L’endroit, baptisé à dessein L’Atelier, est niché dans une rue discrète du Xe arrondissement. Il ressemble à une vaste ruche sans ostentation, mais on y devine, dans tous les recoins, l’application maniaque et la rigueur quasi scientifique de chacun de ses gestes artistiques, comme son implacable efficacité de chef d’entreprise. Yoann Lemoine, né sous Mitterrand dans une banlieue lyonnaise au nom poétique, Tassin-la-Demi-Lune, n’abandonne une part de lui-même aux rêves que lorsqu’il en a compris tous les rouages et millimétré le scénario. “Lorsque je jouais aux Lego à 4 ans avec mon frère, j’avais déjà des idées très précises concernant la couleur des blocs, la symétrie des structures”, explique-t-il. Ses études artistiques, entre la France et l’Angleterre, l’illustration, l’animation et la sérigraphie, ne viendront qu’après un solide bagage scientifique : bac S, programmation informatique, 3D, en bon geek ayant eu un ordinateur entre les mains dès l’adolescence. “J’ai une approche assez mathématique du monde. Je veux savoir pourquoi une suite d’accords est émouvante, pareil pour une ombre portée ou une lumière. Je cherche une explication rationnelle aux émotions.” Il a baptisé son deuxième album S16, comme le numéro atomique du soufre, un élément dont l’ambivalence lui convient, à la fois essentiel à la vie et utile à la fabrication de la poudre à canon, dont le symbole est parfois lié au diable, et qu’il place dans ses recherches au centre d’une échelle entre l’infiniment petit et l’infiniment grand.
“Pour être au centre de l’attention, il faut parfois que je me fasse violence.”
Faites de micro-détails, de frottements de matières, de compositions chimiques complexes, ses chansons les plus récentes ont toutefois conservé le souffle épique, symphonique, guerrier parfois, qui fut sa signature initiale sur des titres comme Run Boy Run, Iron ou I Love You de son premier album. Sept années séparent les deux disques, autant dire un siècle à la vitesse des sons aujourd’hui, et Woodkid avait même un temps pensé faire une pause pour bifurquer vers le cinéma. “Mais je n’ai jamais envisagé d’arrêter de faire de la musique. En revanche, le rythme, l’exposition, je n’étais pas préparé à tout ça, j’étais fatigué, j’avais eu quelques pépins de santé pendant la tournée. Je me suis dit que j’avais eu ma part du gâteau et que ça suffisait. À l’origine, je suis réalisateur, pour beaucoup, c’est forcément positif de se trouver dans la lumière, mais moi, j’adore rester dans l’ombre, au service des autres artistes. Je me sens plus à ma place dans ce rôle-là, alors que pour être au centre de l’attention, il faut parfois que je me fasse violence.” Ses projets au cinéma restent pourtant à l’état embryonnaire, et le jeune prodige auquel rien ne semblait devoir résister connaît son premier refus d’obstacle. “Je me suis planté en essayant d’écrire un film. Je n’ai pas réussi à tenir un scénario qui me plaisait. J’ai amorcé trois projets différents avant de renoncer parce que je sentais que j’allais dans le mur. Je sacralise trop le cinéma sans doute, et puis peut-être que je ne suis pas un auteur de scénario. On ne peut pas être bon partout.”
Après avoir vécu à Brooklyn pendant six ans (“le temps de démystifier le rêve américain”), il décide de revenir en France plutôt que de céder à l’appel des sirènes d’Hollywood, comme l’auraient voulu ses ambitions XXL. “Je pense que ce qui me définit le mieux aujourd’hui, c’est ce que j’ai refusé de faire plus que ce que j’ai fait, dit-il sans une once de regret. Il m’est arrivé de dire non à un gros chèque de l’armée américaine qui voulait utiliser ma musique. Je sais que j’aurais pu déménager à Los Angeles pour signer pour la réalisation d’un Marvel. J’ai pensé demander la nationalité américaine, et puis des événements m’ont fait changer d’avis. Les attaques terroristes à Paris, le choc que ça représentait de ne pas être sur place, penser à ceux qui étaient en train de vivre cette tragédie, ça a remis en place l’idée de ce qu’était vraiment ma maison, en quelque sorte, alors qu’auparavant ça ne me préoccupait pas vraiment.”
“Il m’est arrivé de dire non à un gros chèque de l’armée américaine qui voulait utiliser ma musique.”
Faute de réaliser son propre film, il signe la bande originale de celui de Jonás Cuarón, Desierto, et son approche de plus en plus expérimentale de la matière sonore lui permet de rencontrer un autre musicien, Ryan Lott, du trio américain Son Lux, âme “frère” qui vient compléter le binôme que Woodkid forme avec le producteur Tanguy Destable. “Nous avons travaillé le son comme une matière en ébullition, une espèce de magma en fusion. D’où le thème industriel et pétrochimique qui a fini par se mettre en place. J’ai toujours été un énorme fan de Trent Reznor, du groupe Nine Inch Nails. L’approche industrielle du son comme de l’image m’intéresse.” Le clip spectaculaire de la chanson Goliath (2020) contemple avec une fascination d’esthète les rouages et mouvements d’un chantier gargantuesque, d’où finit par jaillir une bête huileuse et ténébreuse du même type que celle à laquelle il donne l’accolade sur la pochette de S16. “Je suis moi-même à la fois David et Goliath, reconnaît-il. Je porte un regard féroce sur l’industrie capitaliste, dont je suis pourtant l’un des acteurs. Il existe des rouages systémiques qui nous entourent et dont nous sommes les objets, qui finissent par faire de nous des collaborateurs dans la fabrication d’entités monstrueuses. Cela va des systèmes politiques totalitaires jusqu’aux réseaux sociaux auxquels tout le monde participe.”
Déjà, dans le nom qu’il s’est choisi, il y a cette désuétude vulnérable qui accompagne son travail face aux éléments déchaînés des chocs sonores et visuels qu’il provoque. Woodkid reste l’enfant fragile, ce Pinocchio propulsé au milieu des torrents métalliques et des machineries tribales, comme on exorcise ses propres craintes en les dominant par la grâce et la ruse. “Je n’ai jamais perçu ma musique comme quelque chose de martial. Je cherchais juste la formule qui soit la plus percutante, avec le sentiment que le monde est un peu anesthésié sur certaines questions et qu’il y a urgence à le secouer. À créer un électrochoc émotionnel fort. L’autre explication est plus personnelle : j’ai toujours été petit de taille, une tête en dessous de tout le monde, et il a fallu que je parle plus fort que les autres pour être entendu.” Il évoque avec la même fièvre de son homosexualité et des mensonges qu’il a fallu “transporter” pendant toute son adolescence avant de se libérer, n’hésite pas à voir dans ces traumas initiaux la part de mythomanie qui nourrit son travail, qu’il continue à considérer comme un balancier entre vie et fiction, fantasme et réalité. En filigrane, ce deuxième album, plus anxieux et torturé que ne l’était The Golden Age, tourne autour d’un seul thème : “Les chansons montrent que je ne suis pas en position de puissance, comme on pouvait l’attendre. Il y a une sorte d’appel à cette envie d’être avec quelqu’un qui m’élève. Ce disque est un peu mon aveu de faiblesse.”
“J’ai toujours été petit de taille, une tête en dessous de tout le monde, et il a fallu que je parle plus fort que les autres pour être entendu.”
Ces dernières années, il a moins œuvré dans la réalisation de clips, le dernier (Sign of the Times pour Harry Styles) remontant à 2017, et, comme il le confesse, les demandes affluent moins qu’avant. En revanche, il a poursuivi, saison après saison, sa collaboration avec Nicolas Ghesquière, dont il est devenu l’indissociable partenaire des défilés Louis Vuitton : “Il s’est passé une chose très particulière avec Nicolas, dans le sens où je comprends tout ce qu’il fait, au-delà même de son travail chez LVMH. Je suis passionné de vêtements. En tant que réalisateur, c’est un sujet auquel je me dois de m’intéresser. J’ai trouvé une liberté dans ce monde-là que je ne pensais pas trouver au départ. Il y a une sécurité pour moi à me plaquer sur ses visions à lui. Il est l’un des plus grands créateurs au monde, je n’ai presque qu’à paraphraser son travail car c’est lui qui invente. Je me laisse porter dans son territoire et ça fonctionne toujours.” Standing on the Horizon est l’un des titres, avec, en featuring, la voix acrobate de Moses Sumney, que Woodkid a composés pour Louis Vuitton. Debout, à l’horizon, les chœurs s’élèvent, l’orchestre gronde, les percussions tambourinent, et Woodkid persiste à faire jaillir la beauté du chaos. Jusqu’à l’Olympe ?