À ceux qui doutent aujourd’hui de l’état de santé du rock, le cas Black Lips apporte un vivifiant espoir. Issue d’Atlanta, en Géorgie, la formation garage punk psyché déchaîne les passions depuis plus de vingt ans. Évoquant l’âge d’or des débuts du rock autant que le je-m’en-foutisme des Sex Pistols, les membres du groupe chantent faux, ont l’air sales – bien que très bien habillés – et collectionnent les clichés qu’on prête à la musique du diable. Les deux leaders, Cole Alexander et Jared Swilley jouaient auparavant dans The Renegades et furent renvoyés de leur école en terminale. Ils étaient alors accusés de promouvoir une “sous-culture dangereuse” après la fusillade de Columbine en 1999. Parmi leurs faits d’armes, les Black Lips ont enregistré un disque live dans un bar de prostituées de Tijuana, tenté des cures de désintox et se sont beaucoup bagarrés. Sur scène, ils enchaînent les provocations devant un public médusé, avec recours à la miction, à la nudité et la mise en feu de guitares. Ils seraient notamment inspirés par l’actionnisme viennois, le mouvement artistique radical des années 60 punk avant l’heure. Cela n’empêche pas ce Velvet Underground version déglingue de sonner de manière ultra mélodique et de créer des tubes irrésistibles à l’image de Bad Kids en 2007. Mieux, le groupe n’a cessé de se réinventer pour ne jamais lasser son audience. Dernière révolution en date ? Un virage country sur leur neuvième album studio sorti en janvier, Sing in a World That’s Falling Apart, résonnant comme une prémonition pré- Covid. Les Black Lips y réactualisent le genre cher aux porteurs de santiags avec une esthétique flamboyante.
Ce changement de cap n’est pas sans rapport avec la montée en puissance au sein du groupe de Zumi Rosow, saxophoniste. Il y a sept ans, elle rejoignait les musiciens des Lèvres Noires pour un seul concert. Finalement, elle ne les a jamais quittés. “Je me produisais à Atlanta avec un autre groupe quand Cole est venu me demander de jouer du sax sur trois morceaux des Black Lips pour un show. Je crois que ça a été concluant car j’ai été invitée à continuer la tournée. J’avais des vêtements avec moi et mon sax, alors je me suis dit : ‘Pourquoi pas ?’ et j’ai sauté dans le van.” Un coup de foudre avec le guitariste Cole Alexander, avec qui elle forme un couple glam, va faire naître un autre projet musical, Crush. La multi-instrumentiste a aussi joué dans les groupes K-Holes, Diva, Ex-Cult et Deerhunter. Pour Zumi Rosow, la musique est une affaire sérieuse, de celles qui aident à vivre. “Le titre de l’album des Black Lips, Sing in a World That’s Falling Apart, est en parfaite résonance avec ce que nous vivons aujourd’hui. C’est un disque poétique qui sonne comme du gospel. Et c’est notre travail d’aider à chanter en traversant tout cela, et de donner notre musique comme un radeau de sauvetage.”
Ce radeau, Zumi Rosow ne l’a pas mis à flots hier. Quand sa mère, écrivaine, était enceinte, son père, Eugene Rosow, réalisait un documentaire sur la musique afro- cubaine. Au gré des voyages familiaux, elle était trimballée dans des concerts allant du jazz à la musique orientale. Ont suivi des cours de piano, de violon, de violoncelle. “J’ai commencé à jouer du piano quand j’avais 7 ans. J’ai pris des cours avec une religieuse, sœur Daloris, qui me donnait des autocollants à chaque fin de leçon. Puis il y a eu le violon. Mais je détestais répéter, alors un jour j’ai fait une crise, et, aveuglée par mes larmes, j’ai trébuché. Dans ma chute, mon genou a traversé le violon. Ça a été un drame.” La secrète raison qui l’a poussée à choisir le saxo ? En tout cas, cet instrument la rend lyrique : “Le sax résonne comme une voix rauque, et comment ne pas avoir le béguin pour une voix rauque ? Le sax est une fille badass.” Badass comme Zumi Rosow, qui, enfant passionnée par la musique classique, puisera ensuite son inspiration chez les francs-tireurs les plus divers. Miles Davis, Patti Smith, Dizzy Gillespie, Grace Jones, Nina Simone, Brian Eno, Amanda Lear, Iggy Pop, Suicide, Stan Getz, Alice Coltrane...
Née à New York, avant de déménager sur la côte ouest qu’elle n’a plus jamais quittée, l’artiste trentenaire incarne à elle seule le côté underground fascinant du Hollywood d’aujourd’hui : DIY, subversif, pluridisciplinaire. Mannequin, elle a été la muse de Demna Gvasalia puis d’Alessandro Michele, défilant au Palace pour Gucci et donnant même son nom à un sac de la maison. Insomniaque, la brune féline dédie sa vie à la création. Quand elle ne dessine pas ou ne joue pas de la scie musicale, elle façonne des bijoux à partir d’os de rongeurs, de vertèbres de poissons et de divers petits objets collectés auxquels elle redonne une nouvelle vie dans des armures chamaniques. Pas une minute elle ne regrette ses choix. “Il n’y a rien de plus gratifiant que de créer et de transmettre des émotions aux gens du monde entier, tout en vivant une aventure incroyable.” Son message à ceux qui hésitent : “Lancez-vous ! L’art va vous sauver.”
Zumi Rosow a aussi façonné son allure comme une œuvre d’art. Sa silhouette androgyne de 1,80 m impressionne, parée d’une coupe mulet corbeau, d’une frange pointue et d’une dentition épique. Audacieuse, elle mélange les époques avec des étoffes vintage opulentes qui jouent avec les codes hippies, gothiques et victoriens. Ses héros en matière de style ? Bastet, la divinité égyptienne (mais ça aurait pu être Cléopâtre), un leather daddy (dominateur gay en cuir), un vampire, Zarina, la reine des Sakas (peuple nomade indo- européen) et Jeanne d’Arc. “Je ne définis jamais vraiment mon style, explique-t-elle. Mais j’aime m’habiller comme une créature royale majestueuse, sauvage et libre.”
Loin de la Californienne lambda, Zumi Rosow n’aspire pas à la célébrité qui agite la Babylone d’outre-Atlantique. Alors qu’elle avait commencé dans l’acting, avec notamment une apparition dans Wassup Rockers de Larry Clark, en 2005, elle a vite laissé tomber, jugeant les paillettes trop superficielles. Depuis, il y a deux ans, elle a tourné dans un court-métrage, Scary Love, face à Tommy Wiseau, acteur et réalisateur de The Room, un film culte considéré comme le plus mauvais du monde. Anticonformiste, Rosow n’est pas près de se plier aux lois. Son mantra ? “Je ne crois pas aux règles. C’est plus intéressant pour moi de faire des choses inattendues. Et honnêtement, je ne fais jamais les choses en pensant à quelqu’un d’autre. Je les fais juste.”
Sing in a World That’s Falling Apart de Black Lips (Fire Records), disponible.