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08 Ali Cherri Numéro Art

Rencontre avec l'artiste Ali Cherri : “Les régimes d’oppression s’emparent de l’imagination”

Numéro art

Exposé simultanément à l'Institut Giacometti et au Frac Bretagne, l'artiste Ali Cherri y dévoile l'étendue d'une œuvre sculpturale et filmique proche d'une archéologie du présent. En 2022, l'artiste s'entretenait avec la directrice artistique de la 59e Biennale de Venise, Cecilia Alemani., pour Numéro art et se dévoilait dans les réserves des musées des Beaux-Arts et d’Histoire naturelle de Marseille.

Ali Cherri photographié dans les réserves du musée des Beaux-Arts de Marseille, où il a exposé en 2020 pour Manifesta. Ali Cherri photographié dans les réserves du musée des Beaux-Arts de Marseille, où il a exposé en 2020 pour Manifesta.
Ali Cherri photographié dans les réserves du musée des Beaux-Arts de Marseille, où il a exposé en 2020 pour Manifesta.

Cecilia Alemani : Commençons par le projet que vous présentez à la Biennale de Venise. Il comporte un certain nombre de sculptures, de dessins, ainsi qu’une installation filmique majeure. Quelle a été la genèse de ce projet ?
Ali Cherri :
Tout est parti d’une réflexion sur les éléments, que j’appréhende par leur matérialité, mais aussi par leur histoire. L’eau, par exemple est entourée de récits – une mythologie, une iconographie s’y rattachent. L’eau, c’est la vie, mais c’est aussi le déluge, la destruction, les fleuves... Je me suis demandé ce qu’il se passait lorsque l’eau et la terre, deux éléments distincts, dotés de leur histoire et de leurs complexités propres, convergeaient.

 

De là, je me suis intéressé à la glaise, l’argile. La terre glaise était déjà présente à l’aube de l’humanité. À partir de cette boue primordiale, nous avons fait de la vaisselle, des outils, des maisons, nous avons façonné nos dieux nous avons même imaginé qu’elle pouvait être le matériau constitutif de l’âme. L’enjeu n’est donc pas seulement ce que nous en faisons, mais aussi le fait que nous-mêmes participions de ce matériau, au même titre que des éléments premiers. Bien sûr, je pense à Adam, façonné dans de l’argile, mais aussi au Golem, à Gilgamesh – cette idée d’une boue source de vie. Voilà quel était mon point d’entrée : une réflexion sur la matérialité en tant qu’outil historiographique permettant d’éclairer des événements historiques.
 

 

“De l'eau à la terre, les éléments ont le pouvoir de révéler la violence, de raconter ce qu’il s’est passé dans un endroit.”

 

 

Le point de départ d’un grand projet donc, avec votre travail pour Venise, mais aussi un long-métrage, Le Barrage. [...] Pouvez-vous nous en dire plus sur le film et sur ses différents formats, celui de Venise et sa version longue pour les festivals [il a notamment été présenté à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes] ?
Dès le départ, j’ai voulu travailler sur deux projets en même temps : une installation autour de trois flux vidéo et un long-métrage. Le film est ancré dans la réalité politique, ancré géographiquement aussi. Nous sommes dans le nord du Soudan, à proximité du barrage de Merowe, considéré comme l’un des projets d’hydroélectricité les plus destructeurs au monde. Aucune évaluation scientifique n’a été réalisée avant sa construction et celle-ci a complètement détruit le paysage, tout l’écosystème environnant, mais aussi la vie de certaines populations. Pour le construire, les autorités ont voulu déplacer les gens qui habitaient à cet endroit, des tribus qui vivaient là depuis des millénaires et qui ont refusé de quitter leurs terres.

 

Le gouvernement a donc ouvert le barrage et inondé toute la zone alors que les gens y étaient encore : ils n’ont eu le temps que de sauver quelques affaires. Cet événement a été extrêmement violent et traumatique. Il a été suivi de nombreuses manifestations contre le gouvernement, où il y a eu des morts. Mais aujourd’hui, en arrivant sur place, on ne voit plus qu’un magnifique lac, un paysage grandiose, un très beau décor, comme si cette histoire violente s’était évaporée, elle n’est plus visible. J’y vois un parallèle avec les éléments : ils ont le pouvoir de révéler la violence, de raconter ce qu’il s’est passé dans un endroit. Il y a là une matérialité de l’histoire, une possibilité de lire l’histoire dans ses manifestations matérielles.

Vue de ses sculptures “Totems” (2022) à la Biennale de Venise. Vue de ses sculptures “Totems” (2022) à la Biennale de Venise.
Vue de ses sculptures “Totems” (2022) à la Biennale de Venise.

Je voulais également vous interroger sur la valeur symbolique de l’argile.
Lors de mon premier voyage au Soudan, en marchant le long du Nil, je suis tombé sur une briqueterie. J’ai été fasciné par la façon dont les ouvriers travaillent, perpétuant une technique ancestrale. Leurs gestes, répétitifs, sont reproduits à cet endroit même depuis des millénaires, les corps s’inscrivent dans une histoire bien plus ancienne.

 

Mais il y a aussi une certaine réalité économique : la briqueterie a un propriétaire, les ouvriers travaillent pour en retirer un salaire et les briques sont commercialisées. C’est donc un geste qui s’inscrit à la fois dans une histoire très ancienne et dans un système économique contemporain. Comment mettre ensemble et entremêler ces différents niveaux ? C’est un processus poétique mais très concret.

Ali Cherri photographié dans les réserves du musée d'histoire naturelle de Marseille. L'artiste a souvent travaillé avec des animaux naturalisés au sein de ses expositions. 
Ali Cherri photographié dans les réserves du musée d'histoire naturelle de Marseille. L'artiste a souvent travaillé avec des animaux naturalisés au sein de ses expositions.
Ali Cherri photographié dans les réserves du musée d'histoire naturelle de Marseille. L'artiste a souvent travaillé avec des animaux naturalisés au sein de ses expositions.
“The Toilet of Venus” (The Rokeby Venus), after Velázquez (2022). Tête en marbre du XIXe siècle, bois, œil en verre et velours, au sein de l'exposition “If you prick us, do we not bleed?” D'Ali Cherri à la national Gallery de Londres en 2022. 
“The Toilet of Venus” (The Rokeby Venus), after Velázquez (2022). Tête en marbre du XIXe siècle, bois, œil en verre et velours, au sein de l'exposition “If you prick us, do we not bleed?” D'Ali Cherri à la national Gallery de Londres en 2022.
“The Toilet of Venus” (The Rokeby Venus), after Velázquez (2022). Tête en marbre du XIXe siècle, bois, œil en verre et velours, au sein de l'exposition “If you prick us, do we not bleed?” D'Ali Cherri à la national Gallery de Londres en 2022.

Dans l’installation de Venise, et très souvent ailleurs dans votre travail, vous mêlez de manière imperceptible les faits et la fiction, la réalité et l’imaginaire. Comment procédez-vous ? Qu’apportent les mythes et récits auxquels vous vous attachez ?
Je m’intéresse à la façon dont on peut lire les mythes et récits aujourd’hui. Le Soudan a passé trente ans sous la dictature. Quand j’ai commencé à tourner Le Barrage, en 2019, c’était le début de la révolution. Nous étions sur place lors du coup d’État qui a renversé le régime d’Omar el-Béchir. J’ai assisté à ce moment de transition, majeur dans l’histoire du pays et dans la vie de ses habitants. Les régimes d’oppression s’emparent de l’imagination, faisant en sorte qu’on ne puisse pas se projeter dans un monde sans eux. Il suffit de penser à ce qu’il s’est passé au Liban, en Syrie, en Iraq, en Libye...

 

Le changement ne peut advenir que lorsqu’on se met à imaginer une autre réalité possible, sans régime autoritaire. C’est la première étape pour faire advenir le changement. Reconquérir le pouvoir de l’imagination et l’utiliser comme stratégie, comme une véritable tactique pour changer le monde dans lequel nous vivons. C’est en cela que je m’intéresse aux mythologies : au-delà de leur vision poétique, ce sont des outils politiques du changement qui opèrent sur nos réalités contemporaines.

 

 

“Au-delà de leur vision poétique, les mythologies sont des outils politiques du changement qui opèrent sur nos réalités contemporaines.”

 

 

Je voulais aborder un autre aspect qui irrigue toute votre pratique, à savoir l’idée de l’Autre qui, parfois, est aussi traduite par l’idée du monstre. Pouvez-vous nous éclairer à ce sujet ?
La notion d’une proximité très étroite entre la fiction et la réalité m’intéresse énormément, mais je ne les envisage pas de façon dichotomique. Il n’y a pas soit le documentaire, soit la fiction ; la frontière est bien plus floue et c’est nettement plus intéressant quand fiction et réalité se nourrissent l’une l’autre. Le Barrage, par exemple, est une fiction. Tous les acteurs, sans exception, y tiennent leur propre rôle, tous les lieux de tournage existent vraiment ; seule l’histoire relève de la fiction. On s’attend à voir un documentaire, comme si ce lieu ne pouvait autoriser la fiction, comme si les gens ne pouvaient être que les témoins des épreuves qu’ils traversent, de leur propre réalité. Je joue sur cette ambivalence. Au début, le film est complètement ancré dans la réalité et, lentement, la fiction s’introduit. Puis on passe à une “sur-fiction”, au monstre, à la créature, à tout un monde imaginaire.

 

Ces fictions nous disent aussi comment rendre la réalité plus vivable, plus supportable. C’est aussi ce que les artistes font depuis très longtemps. Il y a un peu de cela dans le geste de création. Imaginez de la boue : on s’en empare, on en fait quelque chose et, tout à coup, la vie est là. Il y a quelque chose de magique dans le surgissement de cette vie. C’est ça, croire à la magie, croire aux possibilités politiques du merveilleux. Il n’y a pas d’un côté la poésie et de l’autre la politique ; les deux doivent se rejoindre. On ne peut pas appréhender le monde sans penser aux images et imaginaires.

Ali Cherri photographié dans les réserves du musée des Beaux-Arts de Marseille. Ali Cherri photographié dans les réserves du musée des Beaux-Arts de Marseille.
Ali Cherri photographié dans les réserves du musée des Beaux-Arts de Marseille.

Pouvez-vous revenir sur votre expérience à la National Gallery de Londres, où vous avez pu travailler à partir des archives. Quel est votre rapport aux archives?
J’ai été invité à créer une œuvre en dialogue avec les collections du musée. Je me suis intéressé à la question du musée en tant que lieu politique et à l’idée d’irruption de la violence comme forme de protestation. J’ai trouvé des éléments sur des actes de vandalisme qui avaient eu lieu à la National Gallery, très bien documentés dans les archives du musée. Les rapports, notamment internes, sur les faits, les dommages occasionnés, mais aussi des coupures de journaux... et des illustrations de toutes les toiles, intactes. J’ai voulu comprendre pourquoi quelqu’un avait décidé un jour d’entrer dans ce musée et de détruire une œuvre d’art, que ce soit pour des raisons personnelles ou politiques.

 

 

“Dès lors qu’une violence a été subie, quelque chose change dans le rapport de pouvoir, l’aura de ce que nous sommes.”

 

 

J’ai travaillé à partir de cinq œuvres vandalisées à la National Gallery et je me suis surtout focalisé sur la réponse institutionnelle face à cette violence. Que fait l’institution lorsque ces choses-là se produisent ? La National Gallery, elle, ne montre aucune image des toiles endommagées. Dans certains cas, l’événement n’a laissé aucune trace publique, il est effacé comme si rien ne s’était produit. Mais on ne peut pas désécrire la violence. Dès lors qu’une violence a été subie, quelque chose change dans le rapport de pouvoir, l’aura de ce que nous sommes. En tant qu’êtres humains, une fois soumis à la violence, nous ne sommes plus la même personne.

 

Je crois que c’est pareil pour ces œuvres, que quelque chose de fondamental a changé en elles, qu’un glissement s’est opéré. Prenez l’incident de la Vénus au miroir de Velázquez. La toile a reçu un coup de hache, porté par une suffragette en 1914, dans un geste de protestation politique. Aujourd’hui, la peinture utilisée pour sa restauration a vieilli différemment du reste. Certaines des cicatrices qui avaient disparu du tableau pendant des décennies ont ainsi refait surface. J’y ai vu une belle métaphore des traumatismes qui refont inlassablement surface, du retour du refoulé.

Vue de l’exposition d’Ali Cherri, The gatekeepers /les gardien·ne·s du portail (2020) au musée des Beaux-Arts de Marseille. 
Vue de l’exposition d’Ali Cherri, The gatekeepers /les gardien·ne·s du portail (2020) au musée des Beaux-Arts de Marseille.
Vue de l’exposition d’Ali Cherri, The gatekeepers /les gardien·ne·s du portail (2020) au musée des Beaux-Arts de Marseille.
Ali Cherri photographié dans les réserves du musée des Beaux-Arts de Marseille. 
Ali Cherri photographié dans les réserves du musée des Beaux-Arts de Marseille.
Ali Cherri photographié dans les réserves du musée des Beaux-Arts de Marseille.

Dans votre pratique, vous vous intéressez aussi à la façon dont les musées construisent un récit autour de l’objet...
Les musées, par leurs choix d’accrochage et de présentation, construisent une histoire – surtout lorsqu’il s’agit d’un récit national, de la construction d’un mythe de naissance de la Nation. J’ai commencé à me pencher sur les objets archéologiques et historiques, en particulier sur ceux qui ont peu de valeur ou sont trop abîmés pour faire partie des collections muséales. Je me suis mis à les collectionner, à les acheter dans des ventes aux enchères. Puis, à travers mon propre travail, je les ai fait entrer au musée. Ils sont ainsi devenus des intrus dans l’histoire dominante présentée par l’institution. Ils sont cassés, abîmés, je les vois comme des corps meurtris qui se rassemblent pour constituer une communauté des corps brisés. Ils s’unissent et entrent au musée pour questionner l’histoire dominante.

Sculpture issue de la série “Graftings” initiée en 2018. Sculpture issue de la série “Graftings” initiée en 2018.
Sculpture issue de la série “Graftings” initiée en 2018.

Qu’en est-il de votre projet avec le musée des Beaux-Arts et le Muséum d’histoire naturelle de Marseille?
Je me suis inspiré du processus de greffe en botanique. Lorsqu’on greffe ensemble deux espèces de végétaux, elles s’agrippent l’une à l’autre pour créer une nouvelle forme de vie. Dans cette optique, je me suis penché sur le dialogue entre le Muséum d’histoire naturelle et le musée des Beaux-Arts. Pourquoi faire entrer tous ces animaux empaillés au Muséum d’histoire naturelle et la culture aux Beaux-Arts? Il y a là une démonstration concrète de la séparation entre nature et culture, et de la manière dont, en Occident, la connaissance est produite à partir de cette dichotomie. Les deux musées occupent un même bâtiment, mais ils ne collaborent jamais. Mon idée consistait donc à créer l’échange en faisant entrer la taxidermie, tous ces animaux naturalisés, à l’intérieur du musée des Beaux-Arts.

 

“Alberto Giacometti / Ali Cherri. ENVISAGEMENT”, exposition jusqu’au 24 mars 2024 à l'institut Giacometti, Paris 14e.
“Ali Cherri. Le songe d’une nuit sans rêve”, exposition du 10 février au 19 mai 2024 au 
Frac Bretagne, Rennes.

 

[Sujet paru en 2022 dans le Numéro art 11]