Benoît Piéron par Tobias Zielony pour Numéro art.
L’un des livres favoris de BenoÎt Piéron est Le Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre, un bref récit de la fin du 18e siècle où le narrateur va “de découverte en découverte” entre son lit et son fauteuil dans sa chambre isolée, accumulant les digressions humoristiques et les méditations sentimentales à la manière du Tristram Shandy de l’écrivain anglais Laurence Sterne. Benoît Piéron s’est lui aussi fabriqué un vocabulaire à partir des expériences du temps (ralenti, distendu), de l’espace (rétréci, mais aussi expansif) de la maladie et des multiples séjours hospitaliers qu’il a vécus depuis l’enfance. Autant de voyages immobiles et d’arpentages introspectifs où il parle de corps “en format paysage”, de ses “maladies de compagnie”, du sentiment de “vivre hors champ”.
Photo : Tobias Zielony pour Numéro art.
Il est familier du cancer, de la myopathie, comme il est coutumier de la fatigue, de la douleur et des transactions avec le personnel médical. Il travaille avec ses souvenirs, comme pour Le Rayon (2023), une installation présentée au Palais de Tokyo où, derrière une porte de chambre d’hôpital, se joue un théâtre d’ombres qui renvoie aux nuits d’attente et d’inquiétude passées à guetter, depuis l’obscurité de la chambre, une lumière qui s’allume, des bruits de pas, une personne qui passe. Les formes qui filtrent sous la porte deviennent de temps à autre fantasmagoriques ; un envol de chauves-souris succède au passage d’un médecin. Derrière la rêverie qui évoque les réminiscences proustiennes des chambres dans les premières pages du roman Du côté de chez Swann s’exprime également une colère contre le pouvoir médical vertical sur les corps horizontalisés, contre la norme validiste et productiviste qui veut qu’un malade se rétablisse et reprenne son activité, sans quoi il est laissé pour compte.
Photo : Tobias Zielony pour Numéro art.
Pour autant, cet environnement n’a pas toujours été consciemment la matière de son travail. Étudiant à l’École des beaux-arts de Paris, il imaginait des bivouacs en salles d’exposition, des lits pour bienheureux où toute la chambre est à portée de main ; plus tard, habitué des squats, il extériorise une colère contre l’autorité en créant des papiers peints psychédéliques où se cachent des slogans anti-police. Il accumule les savoirs livresques, connaît de mémoire chaque essence de plante du jardin de l’artiste britannique Derek Jarman (1942-1994), les différents motifs de patchwork pratiqués par les quakers, du Grandmother’s Puzzle au Crazy Quilt, qu’il se met à pratiquer dès lors qu’il découvre, au hasard d’une herborisation à Leroy Merlin, des sacs emplis de morceaux de tissus aux couleurs pâles qui vont lui procurer un effet madeleine. Vendus comme chiffons, ils sont issus de draps d’hôpitaux réformés, c’est-à-dire nettoyés, recyclés et découpés. Benoît Piéron, en imaginant des patchworks avec ces draps, se crée une héraldique qui suggère autant son histoire personnelle qu’un vécu collectif. Ces textiles aux couleurs pastel se retrouvent dans nombre de ses créations, dont il aime qu’elles puissent retrouver une valeur d’usage et une dimension relationnelle, où l’objet est préhensible, passe de main en main, et peut même assumer un statut d’objet transitionnel, au sens d’un substitut contre l’angoisse.
Il en va ainsi de ses poupées chauves-souris dont il a fabriqué une famille en 2022 : peluches “psychopompes”, c’est-à-dire qui font le lien entre les vivants et les morts. Avec les draps d’hôpitaux qui continuent de véhiculer les traces de celles et ceux qui les ont occupés, Benoît Piéron fait parler les morts et les replace parmi les vivants, comme l’écrit la philosophe Vinciane Despret : “Des morts sont dotés de la puissance de continuer à agir dans le monde, non seulement en aidant les vivants à ‘faire avec ce monde’, mais également en le transformant par le vecteur d’une œuvre. Ce sont ces morts que j’ai appelés ‘ceux qui insistent’. Ils insistent, et ils peuvent le faire, parce que certains les ont entendus insister.” Benoît Piéron, avec ses œuvres psychopompes, se fait intercesseur, aidant les ombres à traverser le Styx (fleuve mythologique qui isole les Enfers du monde des vivants) en sens inverse, afin de défaire la binarité qui sépare la mort de la vie, pour valoriser la zone grise que représente l’état de maladie.
Benoît Piéron est habillé par la maison GUCCI. Stylisme : Ismène Duprat.
Le philosophe Roland Barthes, dans les notes de son séminaire sur le “Neutre”, fait se succéder des figures qui, à défaut d’expliquer ce genre, l’éclairent obliquement, en célébrant justement les zones grises qui contredisent les binarismes. Deux de ces figures, la fatigue et la délicatesse, concernent particulièrement Benoît Piéron, qui s’amuse régulièrement du Fortimel “goût neutre”, un substitut alimentaire qu’il a consommé un temps, et qui représente pour lui cet espace où la maladie s’incorpore à sa vie quotidienne et en devient la norme, vient fatiguer le corps. À propos de fatigue, Barthes cite L’Entretien infini (1969), du philosophe Maurice Blanchot : “Il semble que, si fatigué que vous soyez, vous n’en accomplissez pas moins votre tâche. On dirait que non seulement la fatigue ne gêne pas le travail, mais que le travail exige cela, être fatigué sans mesure.” “C’est en cela, commente Barthes, que l’on peut dire que la fatigue n’est pas un temps empirique, une crise, un événement organique [...] On saisit alors ceci : fatigue : en un sens, le contraire de la mort, car mort = le définitif ≠ fatigue, l’infinitude vivable dans le corps.”
La fatigue est donc ce qui nous fait sentir vivants, semble dire Barthes, et l’investissement de Benoît Piéron dans des activités que d’autres pourraient trouver harassantes le confirme. La couture chronophage des patchworks ou le remplissage répétitif de gélules avec des graines de plantes létales ne sont pas pour lui des performances d’endurance mais bien des pratiques qui lui permettent de ressentir cette “infinitude vivable dans le corps”. Semblables à d’autres passe-temps en apparence futiles tels les scoubidous ou le nail art, il aime à les partager lors d’ateliers publics. Des pratiques sociales autour du temps ralenti, celui des salles d’attente, qui mettent à distance toute notion de productivité pour promouvoir l’ornement comme embellissement généreux et incongru, comme geste gratuit.
Je souhaite que mon travail soit doux, attirant, sans répulsion et inscrit dans le banal.” – Benoît Piéron
Photo : Tobias Zielony pour Numéro art.
Roland Barthes définit justement la figure de la délicatesse comme un mouvement “vers le détail inutile, la minutie : au bord du farfelu. En somme : l’art du supplément inutile.” Il évoque à cet endroit l’art floral et l’art du thé japonais, aux infinis raffinements. La délicatesse est ainsi pour Barthes une forme d’ornement qui détache le geste de sa fonctionnalité, de sa valeur productive normée et morale, pour l’amener vers la fantaisie gratuite. On pourrait voir là une définition plutôt perspicace du geste artistique, mais qui s’applique tout particulièrement au travail de Benoît Piéron. “La société productiviste a dévalorisé les émotions en les liant au sensationnel”, dit-il. “Je souhaite que mon travail soit doux, attirant, sans répulsion et inscrit dans le banal. Je veux le sortir de l’héroïsme, qui me semble une mise à distance très dangereuse de la mort et de la maladie, car il les fait sortir d’une réalité.” Au lieu de passer en force, de glorifier le pathos et de forcer le respect, Benoît Piéron ose le cute et le saugrenu ; non plus l’épopée mais le conte, où l’enchantement et la cruauté sont inséparables.
Benoît Piéron est représenté à Paris par la galerie Sultana.
es œuvres sont exposées à la Bourse de commerce (Paris Ier) jusqu’au 11 septembre 2023, à la Biennale de Liverpool jusqu'au 19 septembre 2023 et à la Triennale du FRAC Grand Large (Dunkerque) jusqu'au 14 janvier 2024.