Binta Diaw, une jeune artiste écoféministe
D’épaisses cordes de cheveux tressés se dressent fièrement, s'entremêlent, puis se replient dans des réservoirs d’eau affleurants, avant de déployer à nouveau leurs entre-lacs dans l’air immobile de la galerie. Bien que composées de fibres artificielles, ces tresses sont incontestablement vivantes. Elles poussent en méandres et circonvolutions délibérées, en quête de nourriture et de communauté. L’installation de l’artiste italo-sénégalaise Binta Diaw, Naître au monde, c’est concevoir (vivre) enfin le monde comme relation (2022), s’inspire de sa vision écoféministe des arbres de la mangrove, au Sénégal. Les résonnances visuelles entre des cheveux tressés et les racines de ces palétuviers lui sont immédiatement apparues comme une évidence, mais Diaw m’explique que, pour elle, cette association va bien au-delà des similarités formelles. C’est principalement dans les zones côtières proches de l’équateur que l’on trouve des forêts de mangroves. Leurs impressionnantes structures racinaires surgissent du sol et de l’eau, émergeant à l’air libre pour absorber l’oxygène auquel elles n’accèdent que difficilement dans la terre détrempée. Passant ainsi d’un élément à l’autre, les racines de la mangrove sont une sorte de tissu conjonctif qui crée une relation entre des catégories disjointes.
Une œuvre imprégnée par le corps noir et les stigmates de la colonisation
Dans ses œuvres, Diaw utilise la racine de palétuvier comme élément formel destiné à faire le lien entre les catégories plus abstraites de nature et de culture. Pendant des siècles, les nations colonisatrices ont envoyé des artistes pour inventorier la faune et la flore des territoires qu’elles occupaient. Tandis que les populations autochtones, réduites en esclavage, étaient généralement désignées comme faisant partie de la vie sauvage, on associait les Blancs à la notion supérieure de culture. Se réclamant des principes écoféministes de la théoricienne et militante écologiste Vandana Shiva, Diaw s’oppose à l’idée que le lien avec la nature est un symbole d’infériorité. Souvent considérée comme primitive et sauvage, mais aussi artificielle et non naturelle, la chevelure afro semble posséder le pouvoir d’enjamber d’un seul coup le fossé imaginaire qui sépare la nature de la culture. Plutôt que de contredire frontalement ces affirmations, Diaw nous invite à reconsidérer les valeurs attribuées à ces catégories fictives. Dans son travail, la chevelure est à la fois sauvage et intégrée à toute la richesse d’une culture ; elle appartient au corps humain et en même temps au ciel et à la terre. Je ressens de l’exaltation face à la vitalité qui naît lorsque ces notions ne sont plus envisagées comme contradictoires.
Diaw a utilisé des cheveux pour la première fois dans Don’t (2019), une installation présentant des extensions de mèches tressées ou lâchées, posées sur un tréteau. Le titre est une version courte de Don’t Touch My Hair (“Ne touche pas mes cheveux”), expression qui a gagné en popularité après la sortie du single du même nom, chanté par Solange Knowles. L’œuvre fait référence à l’expérience des femmes noires à qui l’on touche les cheveux sans leur permission. Lorsque Don’t a été montrée dans le cadre d’une exposition de Binta Diaw au Centre national d’art contemporain de Grenoble, l’artiste a été déçue de constater que certains visiteurs continuaient de tendre la main pour toucher ces cheveux, alors que ceux-ci étaient exposés dans une institution, et en tant qu’œuvre d’art. Ainsi, même dans un contexte susceptible d’élever les objets les plus banals au rang de trésors, la chevelure d’une femme noire n’était, semble-t-il, toujours pas jugée digne d’être respectée.
Chevelures, mangrove et racines : des œuvres qui se traversent
Pour l’installation Dïà s p o r a (2021), l’artiste avait suspendu de longues tresses juste au-dessus du sol de la galerie Cécile Fakhoury d’Abidjan, en Côte-d’Ivoire. Comme des frontières sur une carte, les tresses créaient au sol des divisions et renvoyaient aux motifs complexes inscrits par les esclaves dans leur chevelure tressée. Ces motifs, en effet, n’ont pas seulement été conçus pour leur valeur esthétique : ils ont parfois été utilisés pour cartographier les chemins permettant de s’évader et d’atteindre un refuge. Souvent, la chevelure dissimulait aussi des graines, infimes promesses de survie en terre étrangère, formant ce que Diaw appelle une “diaspora botanique”. Dans l’exposition Dïà s p o r a, on voit de jeunes pousses de riz bien vertes émerger de petits monticules de terre, dans un poignant rappel de ce potentiel de croissance et de survie qu’offraient les semences migrantes. Diaw invitait également les visiteuses et les visiteurs à entrer dans l’œuvre, à enjamber ces frontières de cheveux tressés et ainsi, avec leurs corps, à relier les espaces entre eux.
“Après avoir compris l’importance de notre connexion à la Terre, je me suis mise à réfléchir à la body culture, à la façon dont notre corps peut nous enseigner comment nous aimer et aimer les autres.”
La création d’une œuvre qui réinvente la représentation de la femme noire peut aussi être un processus cathartique. Dans sa série Paysage corporel (débutée en 2019 et toujours en cours), Diaw présente des photographies étroitement recadrées de son propre corps. Ces plans serrés sont ensuite transformés en paysages par des ajouts à la craie. Envisager notre corps comme faisant partie intégrante du règne naturel est à mon sens quelque chose d’apaisant, un moyen d’ancrage. J’ai vu récemment sur Instagram une vidéo où une femme comparait la texture et les motifs de sa peau à des manifestations du vivant, ou à des paysages à couper le souffle : ses empreintes digitales et les cernes de croissance d’un tronc d’arbre, les vergetures de son ventre et les ondulations du sable sur les dunes. Diaw a déclaré dans une interview : “Après avoir compris l’importance de notre connexion à la Terre, je me suis mise à réfléchir à la body culture, c’est-à-dire à la façon dont notre corps peut nous apprendre le soin et les égards, nous enseigner comment nous aimer et aimer les autres.”
La mangrove sert de support à des écosystèmes complexes auxquels elle permet d’exister de manière durable ; elle se développe souvent en une forêt très dense, aux racines enchevêtrées, protégeant la terre des conditions météorologiques extrêmes. De la même façon, la pratique du tressage parmi les femmes de la diaspora africaine sert souvent de support à des communautés aux liens très étroits ; elle crée des occasions de passer du temps ensemble, d’échanger des histoires, et de s’abandonner contre le genou de celle qui – avec plus ou moins de douceur – parviendra à donner à votre chevelure sa configuration.
Binta Diaw est représentée par la galerie Cécile Fakhoury à Paris, où elle présentera son travail du 29 juin au 19 août au sein d'une exposition collective.
Elle fait partie des cinq artistes présentées dans l'exposition collective de Reiffers Art Initiatives “Infiltrées. 5 manières d’habiter le monde”, jusqu'au 16 juin 2023 à l'Acacias Art Center, Paris 17e.