En 2018, dans le New Yorker, un dessin signé Charles Lutz représente trois personnages assis sous des œuvres d’art accrochées sur les murs d’un salon.“Ma vision de leur rigueur conceptuelle reposait sur une mauvaise interprétation d’un post Instagram”, dit l’un d’entre eux. Lancée en 2010, l’application rachetée par Facebook en 2012 est apparue comme un outil supplémentaire pour la promotion (plus que l’expression) de diverses disciplines, y compris les arts visuels. “Dans le marché de l’art tel qu’on le connaît aujourd’hui, la lecture de l’œuvre d’un artiste peut se faire aussi au regard du mythe que l’on va pouvoir lui associer”, expliquait très justement Judith Benhamou-Huet dans Art Business : Le marché de l’art ou l’art du marché (éd. Assouline, 2004). Nombre d’artistes diversement établis utilisent en effet leur compte Instagram comme un outil permettant d’alimenter ce “mythe”.
Ce n’était assurément pas le cas de Cindy Sherman lorsqu’elle créa son compte Instagram, le 12 octobre 2016, à l’occasion d’un voyage au Japon qu’elle effectuait avec son amie la chanteuse de blues-folk Jenni Muldaur. Celle-ci possédait déjà un compte. “Je me suis dit alors, ‘je vais publier mon voyage moi aussi. Pourquoi pas’?” Son premier post (146 likes à ce jour) montre quelques paires de chaussures sur un sol en bois. L’image n’est pas géolocalisée, mais Sherman a indiqué comme légende “Kill Bill restaurant”. Situé dans le quartier de Ginza à Tokyo, le restaurant Gonpachi – fréquenté essentiellement par les touristes – est devenu célèbre après que Quentin Tarantino y a tourné la scène de bataille au sabre et à la massue de combat entre Uma Thurman et Chiaki Kuriyama (The Bride versus Gogo Yubari) dans Kill Bill : Volume 1 ; aujourd’hui, il faut y enlever ses chaussures pour accéder aux alcôves du premier étage. Sherman choisit pour ce compte privé le pseudonyme de misterfriedas_mom, se présentant comme la mère du perroquet ara nommé Mister Frieda dont elle partage la compagnie depuis presque trente ans (la bestiole s’était appelée Frieda durant plusieurs années, jusqu’à ce que Sherman se rende compte qu’il s’agissait d’un mâle).
Comme beaucoup d’entre nous, Cindy Sherman fit de son compte Instagram un usage “domestique”, postant des images de ciels vus d’avion, d’arbres sous la neige, d’assiettes au restaurant, quelques photos d’enfance, d’autres faites à des concerts (Diana Ross) et, le 26 octobre 2016, Mister Frieda lui-même, glorieux dans son plumage vert pomme (47 likes). Quasiment aucune œuvre d’art contemporain (si ce n’est deux vues de l’intervention de Daniel Buren sur le bâtiment de la Fondation Vuitton à Paris, le 4 mars 2017) mais des moments cool avec des copines : le 2 mai 2017, elle poste une photo prise la veille au gala du Metropolitan Museum of Art de New York, sur laquelle elle pose en compagnie d’Isabelle Huppert (en Dior et bijoux Repossi) et de Catherine Deneuve (en Vuitton et Repossi). La légende indique “Isabelle, Catherine et moi” (en français dans le texte). Rien que de très banal en somme, y compris lorsqu’une semaine plus tard, le 8 mai, elle poste cinq vidéos du City Winery, un restaurant-bar-salle de concert ouvert en 2008 à Soho, New York, où l’on peut faire son propre vin ou boire du chardonnay. Sherman y assiste au concert de son amie Jenni Muldaur ; sur la première vidéo, elle commente : “Jenni & Teddi” (il s’agit du chanteur folk Teddy Thompson). Rien d’extraordinaire en somme – et rien qui, à ce stade, n’annonce le post qui suit, celui du 12 mai, bien moins ordinaire.
Sur Instagram, comme dans son travail photographique “ordinaire”, elle est loin d’être “embellie” et présente plutôt une allure grotesque.
Entre-temps, le compte de Mister Frieda est devenu celui de “Cindy Sherman”. “Le compte était privé. Mais chaque fois qu’on demandait à me suivre, je sentais que c’était mon devoir de vérifier s’il s’agissait vraiment de gens sérieux et intéressés par l’art. Je regardais leur Instagram et constatais : ‘Ah, OK, ils ont l’air d’être assez créatifs.’ Refusés, ceux qui publieraient un tas de selfies dans le miroir. Mais je me suis aperçue que cela prenait trop de temps de rechercher qui voulait me suivre, et c’est à ce moment-là que mon compte est devenu public, environ cinq mois après.” (Cindy Sherman interviewée dans The Gentlewoman, printemps-été 2019.)
Une photographie postée par Sherman, le même jour que celle du gala du Met, a préparé la petite déflagration à venir. On la voit en compagnie de l’ex-peintre abstrait et désormais “celebrity makeup artist” Bruce Dean. “What a real makeup artist can do! Thank you Bruce Dean”, a-t-elle commenté. Tous deux apparaissent sévèrement liftés numériquement, avec cette qualité de peau “post-Pierre et Gilles” caractéristique des applications de retouche pour smartphones – il ne leur manque plus qu’un museau et des oreilles de chien. “L’embellissement” a été réalisé avec Facetune, que Sherman a découvert à cette occasion : elle l’a installé sur son smartphone et, selon ses propres termes, a commencé à “jouer avec”.
La première image qui en résulte, et qu’elle va donc poster le 12 mai 2017, est un grand coup de bistouri dans les règles de l’autoportrait à l’heure d’Instagram. Utilisant l’application de retouche avec un objectif radicalement inverse à ce qu’elle est supposée produire, Sherman y apparaît avec des yeux plus petits que nature, et le flou qui ponctue l’image laisse penser qu’elle se familiarise avec cette appli. Sherman assortit ce post d’un commentaire épatant : “Selfie! No filter, hahaha”, laissant peu de doute quant à son intention d’en découdre avec le devenir de l’autoportrait à l’heure des améliorations et de la promotion de soi. Avec un twist : comme dans son travail photographique “ordinaire”, elle est loin d’y être “embellie” et présente plutôt une allure grotesque. Elle recueillit 527 likes – et le commentaire réjoui de Bruce Dean : “I’m dying!!! Lol don’t you just love this app!”
Le lendemain, Sherman poste un autre portrait. Le nez est étroitisé, les yeux et la bouche sont élargis. Elle commente : “New app Facetune. #notyourusualselfie”. Et le même jour encore : une image façon selfie avec les yeux, le nez, la bouche déformés, et un filtre chrome sur l’ensemble de l’image. À ce stade, une chose devient claire : de même que les photographies de Cindy Sherman ne sont pas des autoportraits mais des portraits, les images réalisées par elle pour Instagram ne sont pas des selfies mais des portraits “à l’heure du selfie”. Une chute de cheval, qui envoie Sherman plusieurs jours à l’hôpital dans le courant de l’année – “J’étais allongée à ne rien faire et je jouais avec mon téléphone”, avoue-t-elle dans W Magazine (novembre 2017) –, lui donne le temps de perfectionner son usage de Facetune et de l’augmenter du recours à Perfect365, et à YouCam Makeup.
La nouvelle du statut désormais public du compte Instagram de Sherman et ces premiers posts firent du bruit dans le landerneau artistique : qualifié d’“acte de générosité d’un artiste moins extraverti que la majorité de la meute d’Instagram” par le New York Times en août 2017, l’événement prenait essentiellement acte de l’adéquation parfaite du développement naturel d’une œuvre pourtant loin d’être disparate à la domination des “social medias”. On entend souvent parler d’“art post-Internet” et de toute évidence, cela ne signifie pas grand-chose au-delà d’une évidence temporelle. Comme Richard Prince – probablement l’un des seuls artistes aujourd’hui à faire réellement quelque chose d’Instagram qui soit aussi un prolongement naturel de son œuvre –, Sherman utilise ce réseau, et les outils de retouche qui vont avec, pour prolonger naturellement son œuvre à l’intérieur même des contours préalablement définis pour celle-ci. Fait remarquable : l’un et l’autre ne sont pas nés de la dernière pluie, et eux-mêmes ne sont pas d’une génération “post-Internet”. Dans leur cas, ces “œuvres” ne sont pas des commentaires sur Instagram – bien qu’elles les suscitent inévitablement – mais des matérialisations de ce que devient leur approche des choses via leur œuvre dans le contexte des réseaux sociaux. Pour Sherman en somme, Instagram joue dans le développement de son travail artistique le même rôle que celui tenu par le cinéma dans ses Untitled Films Stills : en l’occurrence, prendre acte de la manière dont un média (le cinéma, Instagram) peut instruire une discipline (l’histoire du portrait).
Depuis deux ans, Sherman a posté des dizaines de portraits qui sont à la croisée du selfie et de ses photographies “classiques” : récemment, “Patience”, (le commentaire de l’auteure du post est ici utilisé frauduleusement comme un titre), du 24 avril 2020 (22 619 likes à ce jour), est un double portrait en forme de test de Rorschach, dans le style de la peinture flamande – entre-temps, elle a procédé à un complexe travail de “layering” qui perfuse ces images d’une complexité et d’une richesse remarquables. Sherman s’y montre moins maniaque de la perfection qui caractérise ses œuvres et semble se laisser plus de liberté avec l’expérimentation tous azimuts – tant pis si un fond est “mal fait”, ou une retouche franchement ratée. Pour autant, elle n’a pas transformé son compte Instagram en un médiocre outil de promotion, comme c’est en général si tristement le cas de presque tous les artistes utilisant cette application. Et son compte mélange sans scrupule ces images avec des vidéos de dindons sauvages (27 mai et 3 juin 2017), des photos de coqs (3 juin 2017, 206 likes), d’un enfant faisant une cabane avec les coussins d’un canapé (“When a child is bored at a dinner party”, 10 juin 2017, 275 likes), d’images de voyages (la Philharmonie de Paris de Jean Nouvel, 11 juin 2017, 587 likes)...
Reste une question moins innocente qu’il n’y paraît : ces images réalisées pour le réseau social sont-elles des œuvres d’art? Sherman y répondit assez catégoriquement en 2017 : “Toutes ces images Instagram ne sont qu’un jeu pour moi, je ne pense pas que cela soit en concurrence avec mon vrai travail. Elles sont juste amusantes, comme une petite distraction.” La tentation de les transformer en “œuvres” qui seraient alors injectées dans un circuit commercial s’est de toute façon trouvée confrontée à une réalité technique : leur définition ne permet apparemment pas leur tirage en grand format, comme l’indique sa galerie new-yorkaise Metro Pictures (mais finalement, ce détail technique ne semble pas avoir empêché David Hockney de le faire pour ses extraordinaires iPad drawings). Sherman a quoi qu’il en soit trouvé quelques débouchés à ses productions Instagram : dévoilés en mai 2019 lors de la Biennale de Venise, à Harry’s Dolci sur l’île de la Giudecca, deux bagues, un pendentif et une paire de boucles d’oreilles en camée et or, fabriqués à la main (plus de 20000 euros pour ces dernières), ont été produits à partir de ses images par la société Lizworks. “Cela semblait être un bon projet pour utiliser mes images Instagram, car les fichiers ne sont pas assez lourds pour agrandir mes photographies”, explique Sherman en mai 2019. Depuis, elle a trouvé d’autres moyens de transformer ces expérimentations en quelque chose de plus adapté au marché, comme des tapisseries grand format produites en Belgique, en édition de dix. Deux d’entre elles furent présentées sur le stand de Metro Pictures à l’édition 2019 d’Art Basel Miami Beach, pour 115 000 euros pièce.
Cindy Sherman, jusqu’au 3 janvier 2021 à la Fondation Louis Vuitton, Paris 16e.