Hans Ulrich Obrist : Comment en êtes-vous venu à l’art, comment tout a commencé?
Florian Krewer : J’y suis arrivé un peu par hasard. Au collège, j’étais assez feignant et mes notes étaient mauvaises. L’école ne m’intéressait pas. Je me suis orienté vers une formation de peintre en bâtiment, puis j’ai passé un bac pro. J’ai toujours aimé dessiner et j’ai finalement opté pour des études d’architecture. À Cologne, j’ai rencontré le professeur Nikolaus Bielefeld. Un jour, il nous a donné un exercice à faire. Il voulait que nous analysions les saisons, les combinaisons de couleurs. Il disait, par exemple, que l’alliance du jaune et du violet à l’automne formait l’harmonie parfaite. Personne n’avait vraiment compris ce qu’il fallait faire. Je suis rentré chez moi et je suis descendu à la cave. Je savais que ma sœur avait rangé une petite toile et des tubes de peinture à l’huile quelque part. Je me suis dit que j’aillais peindre quelques fleurs et que ça suffirait. Au final, c’est devenu autre chose... Je me suis complètement lâché, ça m’a fait un bien fou. À partir de ce moment-là, je me suis mis à peindre sans arrêt. Entrer dans une école d’art me semblait très difficile, surtout dans une bonne école. Mais j’ai postulé à Düsseldorf et j’ai été pris tout de suite.
HUO : Qu’avez-vous appris avec Peter Doig à l’école de Düsseldorf? Quel genre d’enseignant était-il?
FK : Il était au top ! On ne pouvait pas rêver mieux, vraiment. Peter n’est jamais blessant. Ses critiques sont toujours très précises et elles suscitent des remises en question. Mes premiers personnages, par exemple, avaient quelque chose de Baselitz. Il m’a dit : “Flo, tu peins de la main gauche ou quoi?” Il est vrai que je ne me donnais pas vraiment de mal : je peignais trop vite, j’étais totalement euphorique. Il avait raison, il fallait que je passe plus de temps sur mes personnages et sur les choses que je peignais. D’autant plus que je les avais parfois sous la main, sous forme de photos. J’ai souvent utilisé des photos de ma mère et de ma sœur, par exemple. Quand Peter voyait ça, il revenait à la charge : “Comment un jeune homme peut-il s’intéresser à ce genre de sujets ?” D’un autre côté, on ne sait pas toujours par quoi commencer. Ce qui nous émeut vraiment est très personnel... Coucher tout ça sur la toile demande du temps. Peter avait le chic pour toujours remettre ces sujets sur le tapis, pour nous inciter à nous interroger sur notre façon de peindre.
HUO : Rembrandt a été une source d’inspiration pour vous. C’est la lumière qui vous a plu chez lui, non ?
FK : Oui, la lumière, et sa façon de peindre bien sûr. Et l’expression des visages aussi.
HUO : Goya a, semble-t-il, également joué un rôle dans votre art. Le tableau Pride, qui figure dans votre exposition à Londres, est une référence à Goya. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ? FK : Je suis vraiment fasciné par le travail de Goya. Par ses gravures notamment. Dans la société actuelle, pouvoir mener la vie qui nous plaît en tant qu’individu est assez difficile, et même douloureux. J’ai le sentiment qu’on oublie complètement l’aspect humain. Quand on rencontre quelqu’un – sauf à New York, où ce n’est plus tout à fait le cas – les premières questions qu’on nous pose c’est : “Qu’est-ce que tu fais dans la vie?”, “Où tu habites?”, etc. Tout est classifié, on se concentre sur ce qu’on produit, sur la performance. L’humain, lui, est relégué au second plan. C’est assez flippant. Et quand on se sent très féminin, par exemple, on a tout le temps des problèmes. Ces difficultés et ces obstacles finissent par avoir un impact sur nous.
HUO : Dans les peintures récentes que je connais, celles des deux, trois ou quatre dernières années, il y a d’une part une utilisation assez fine de la couleur, d’autre part des choses avec plus d’épaisseur, presque entre la 2D et la 3D. Ces différentes pratiques ont-elles commencé à la même époque ?
FK : Mon but, c’est de réinventer quelque chose avec la peinture, à chaque nouvelle toile. Dans certaines d’entre elles, il y a en effet beau- coup d’épaisseur, mais je n’entends pas procéder comme ça indéfini- ment. Il s’agit plutôt d’alterner les couches minces et les couches plus épaisses en fonction de ce sur quoi je veux mettre l’accent. Tout ce qu’on peut faire avec la peinture et la couleur est vraiment fascinant !
HUO : La couleur, c’est justement là où je voulais en venir. Il y a quelques semaines, j’étais chez Etel Adnan, une peintre de 97 ans qui peint de petits tableaux et écrit de la poésie. Elle travaille beau- coup les couleurs, et selon elle le rouge gagne toujours. Dans votre toiles, vous utilisez un grand nombre de rouges différents, pourquoi donnez-vous une telle importance à cette couleur ?
FK : C’est vrai, j’utilise beaucoup le rouge. Même si tous les rouges sont rouges, je fais bien sûr la distinction entre le rouge, le rose, le orange, etc. On le voit sur les reproductions, mais c’est parfois difficile. On peut considérer que tout ça, c’est du rouge en fait. Honnêtement, j’y vais au feeling. Mes petits formats nécessitent d’y aller franchement sur les couleurs. Avant, elles étaient moins présentes, plus sombres. Je suis allé à Miami, et la lumière de cette région m’a marqué, surtout celle du soir. J’ai sans doute éprouvé le besoin de la retranscrire dans mes toiles, mais j’ai eu tendance à exagérer. Je pense que mes pro- chains tableaux seront plus sobres.
HUO : Au sein de votre catalogue récemment publié par Loewe, un certain nombre de photos sont répertoriées...
FK : Oui, ces photos sont importantes pour moi. C’est un mélange de différentes choses. Ce n’est pas mon but, mais il m’arrive de reprendre la composition d’une photo. Le plus souvent, j’en fais des collages, intérieurement. Différents éléments peuvent m’inspirer pour un dessin. Je prends ce qui m’intéresse, ou me touche.
HUO : Ce sont souvent des situations de performance ?
FK : Oui. Par exemple ici, à Miami, devant un club de strip-tease. On s’est mis à discuter avec le type de l’entrée, notamment du port du masque. Il nous a expliqué qu’il en avait assez de le porter, et nous a montré comment il contournait cette obligation en enfilant tout simplement un truc sur sa tête. C’est le genre de situation qu’on ne vit pas tous les jours. Souvent, il m’arrive aussi de prendre une photo.
HUO : Au sein du catalogue, un texte de Stanton Taylor souligne – ce que j’ai moi-même observé – que des animaux apparaissent souvent dans vos peintures, dans les peintures récentes notamment. Ce sont comme des avatars. Ils recouvrent la toile en totalité, ou simplement en partie. Stanton Taylor fait allusion à une violence latente, mais symbolique. Parfois, ces animaux font office de “désirs”, de “normes sociales non verbales”. Pouvez- vous nous en dire plus?
FK : Mon enfance et mon adolescence ont été très difficiles, surtout vers 11 ans, et puis ensuite, entre 16 et 19 ans. À cette époque, je vivais dans un climat de violence, même si je ne le percevais pas comme tel. Je traînais beaucoup avec mes potes, c’était assez agressif, la façon dont on communiquait, ce qu’on faisait ensemble, les bagarres... Je pense que tout ça m’a marqué. D’un certain côté, c’était plutôt bien, ça m’a permis de m’endurcir, ça m’a aussi servi quand je me suis retrouvé dans mon école d’art. De nombreux étudiants, par exemple, ne supportaient pas la critique. Pour moi, ce n’était pas vraiment compliqué parce que j’avais vécu des situations nettement plus difficiles quand j’étais enfant et adolescent. Tout ce qu’on a vécu nous accompagne et, d’une certaine façon, nous marque. Il est donc assez naturel que ces sentiments transparaissent dans mes tableaux... Les tensions qui couvent dans la société, même à New York où tout est pourtant plus cool, les problèmes entre les gens, tout ça me touche beaucoup, j’éprouve donc le besoin de les peindre, peut-être pour extirper la douleur de mon corps... Mais quand on est enfant, ça peut être un problème, car si on a besoin d’exprimer quelque chose sur sa part de féminité, c’est tout simplement impossible.
HUO : Donc les choses ont été refoulées.
FK : Oui, elles ont été refoulées, parce que si je les avais exprimées, on se serait moqué de moi, on m’aurait dénigré, humilié. C’est toujours le cas aujourd’hui. Bien sûr, avec les amis, ce n’est pas un problème, on peut vivre comme on l’entend. Mais au sein de la société, les gens ont vite fait de te regarder de travers, de te blesser. L’image que l’on a de l’homme est très stéréotypée : la façon dont les hommes pensent, la manière dont ils doivent se comporter, etc., je suis vraiment en désaccord avec tout ça. Bien sûr, personne n’a envie d’être perçu comme quelqu’un de faible, tout le monde veut être accepté. Ne pas pouvoir être comme on est, de ne pas pouvoir agir librement est assez douloureux. C’est comme si on n’avait pas sa place dans le monde, et ça, c’est vraiment difficile à vivre.
HUO : Quelle est le titre de votre exposition ?
FK : Ride or Fly... Même si la situation est difficile, il faut rester positif. Que certains cherchent à nous anéantir peut parfois avoir du bon, la résistance nous renforce.
HUO : Quel est le titre du tableau où vous apparaissez à vélo sur fond orange?
FK : La toile s’appelle Ride or Fly 1. Elle a été peinte à partir d’une photo prise par un ami l’été dernier, pendant le confinement. J’ai fait beaucoup de vélo à cette période.
HUO : Tout à l’heure, nous avons parlé des animaux. Que représentent-ils pour vous?
FK : Prenons l’ours, par exemple. Pour moi, l’ours exprime la douleur, la douleur qu’on porte en soi. Il essaie de la crier. Mais d’un autre côté, cet ours, on a envie de l’enlacer. Il a beaucoup de facettes, je le trouve exaltant.
HUO : L’un de vos tableaux est presque monochrome. J’ai lu dans un autre texte que vous vouez une admiration à Titien. Lui aussi utilisait des tons rouges. Y a-t-il une référence à ce peintre ici ? FK : Oui. En fait j’avais peint autre chose dessous. Il arrive assez rarement que je recouvre complètement une peinture, mais là, j’ai vite constaté que ce que j’avais peint au départ ne fonctionnait pas. J’ai donc repeint par-dessus et j’ai noyé le personnage. C’est vrai, ici je me suis inspiré de Titien. J’ai vraiment eu des difficultés avec l’arrière-plan. J’avais une idée, comme pour la version en petit format, mais il était impossible de la transposer en grand. J’ai donc fait plu- sieurs essais. À partir d’ici, j’ai tracé une ligne d’horizon, qui est presque imperceptible sur le bord. Les tons tendent vers le rose, et en haut, c’est vraiment rouge.
HUO : Votre tableau Night Chapter représente une situation de nuit.
FK : Oui, tout à fait. C’est la vue sur le Queens que l’on voit de chez un ami. Pour moi, avoir des besoins sexuels extrêmes entraîne parfois que l’on réduise son partenaire à un morceau de viande. C’est un peu exagéré, mais c’est pour ça que les pieds sont coupés. Parce qu’il arrive que ça me gêne d’avoir ce besoin, d’être porté sur le sexe. Ça peut être un fardeau, et c’est ce que j’ai voulu exprimer.
HUO : Ça rappelle presque un peu Bacon...
FK : Oui, c’est vrai. Bacon est un peu un modèle pour moi.
HUO : Au cœur de l’exposition se trouve une sorte de chapelle. Qu’y voit-on?
FK : Un tableau qui représente une amie, par exemple. J’ai fait sa connaissance en Thaïlande. Elle venait juste de commencer à prendre des hormones. Elle envisage d’ailleurs de se faire opérer. Je connais quelqu’un d’autre qui a subi une opération de réassignation sexuelle. C’est un truc fou, c’est vraiment une intervention violente sur le corps. C’est de là qu’est venue l’inspiration pour ce tableau, et de la sexualité. Et d’événements un peu étranges... Quant au tableau Falling Roses, il va un peu dans le sens de ma sexualité. Quand on se sent plutôt femme, mais que l’on est dans un corps d’homme...
Florian Kremer est représenté par la galerie Michael Werner.