Gaëlle Choisne, une jeune artiste soutenue par Reiffers Art Initiatives
L’art, sous toutes ses formes, nous permet de créer des réponses collectives dans les espaces et les temps de crise. Les artistes peuvent être considéré·e·s comme des vigies, attentives à la marche du monde, dont les œuvres sont autant de signaux forts et de ressources. Être une vigie, c’est être témoin de son temps, déployer la puissance de son imaginaire en explorant les réalités sociales et politiques d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Les grands mouvements de la société sont comme des ondes telluriques, qu’on ressent sans toujours en comprendre les enjeux dans un univers en changement perpétuel. C’est autant observer la poésie du quotidien qu’être sensible à ses soubresauts.
Les productions des artistes ont des facultés émancipatrices et sont des fabriques d’émotions, de sensations, de pensées, d’engagements. C’est ainsi que Gaëlle Choisne a un rôle de passeuse, son travail nous habite autant que nous l’habitons, et laisse des traces durables. Il s’agit pour l’artiste d’ancrer sa pratique dans des notions de partage et d’hospitalité, de s’engager plus profondément dans la relation à l’autre, mais aussi d’intégrer l’art dans un rapport de proximité – de politiser le vernaculaire, de concevoir des installations ambitieuses ou de mener une pratique curatoriale avec générosité tout en y alliant une grande économie de moyens.
Photos : MAM.
Une œuvre imprégnée par l'histoire de la colonisation
Pour son nouveau projet au long cours, Monument aux Vivant·e·s, elle s’inspire notamment du modèle de Kübler-Ross, théorisant les cinq étapes du deuil – le déni, la colère, le marchandage, la dépression et l’acceptation – précédées du choc. Dans le cadre du programme Mondes nouveaux et à l’occasion de la Journée nationale de commémoration des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leur abolition, Gaëlle Choisne a présenté en 2022 au palais de la Porte-Dorée (ancien palais des Colonies édifié pour l’Exposition coloniale de 1931), Monument aux Vivant·e·s – CHOC, premier volet de cet ambitieux projet.
À travers une “cérémonie performance”, selon ses mots, l’artiste aborde l’impact psychologique et émotionnel de la colonisation sur les descendant·e·s d’esclaves – dont elle fait partie de par ses origines haïtiennes; Haïti étant par ailleurs une incarnation du métissage culturel. Au-delà de l’aspect ritualisé de cet événement, une forme de célébration de plus en plus puissante était prégnante, et traversait les participant·e·s comme le public. L’autrice et activiste bell hooks, dont les écrits ont profondément nourri la pratique de l’artiste, a réfléchi à ce sujet : “L’amour nous invite à pleurer les mort·es non seulement dans le cadre rituel du deuil, mais aussi sous la forme de la célébration1.”
Une artiste qui célèbre le corps, la Terre et l'amour
La célébration apparaît donc comme un moment fort dans la pratique de Gaëlle Choisne, la célébration du vivant autant que des vivant·e·s, mais aussi de leur finitude qui n’est qu’une étape d’un cycle sans cesse renouvelé d’enchevêtrement des êtres. Achille Mbembe écrit dans La Communauté terrestre : “La Terre présente donc des propriétés vibratoires, corporelles, sensorielles et charnelles. Ces propriétés préexistent à celles des êtres humains, en réalité les derniers-nés du cosmos. Le corps et la chair de la Terre sont les homologues du corps et de la chair de la multitude des êtres qui la composent ou qu’elle accueille, ses habitants. Comme tout corps, celui de la Terre est liquide et minéral, fongible et périssable. Il est aussi ouvert à des entailles. En contact permanent avec les choses de la mort, il est exposé aux risques de décomposition, à la manière du défunt sous son linceul rouge2.”
Ce rapport intime à la Terre, l’artiste l’expérimente dans sa pratique plastique, mais aussi dans sa pratique thérapeutique – deux modes d’action qui n’en sont en réalité qu’un, polyphonique et jouant sur des effets de réverbération, tant dans l’espace que dans le temps. Le travail de Gaëlle Choisne dépasse les classifications et les catégorisations, elle parle elle-même de “sculptures non binaires3”.
En 2018, inspirée par son exploration des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, l’artiste initie Temple of Love, un écosystème évolutif qui a déjà connu plusieurs chapitres et qui se conçoit comme une pensée en mouvement. Mettant en avant “le concept d’amour comme nouvelle donnée politique”, elle définit son projet ainsi : “Un hommage aux corps invisibilisés, aux âmes minoritaires et fragilisées ainsi qu’aux cœurs dépossédés4.” En somme, un travail inclusif et collaboratif, tenant compte du vécu des participant·e·s, assumant par ailleurs sa part de spiritualité (des talismans sont toujours présents) et questionnant notre rapport aux autres formes du vivant. Les pierres sont notamment des éléments récurrents.
Est-ce que les pierres pensent ? Est-ce que les pierres pleurent ? Pour Marielle Macé : “Être pierre, être fleuve, être machine, être rive, être bête : autant de modes d’être désormais rassemblés sur une même scène ontologique et politique – puisque c’est avec chacune de ces formes de vie que nous avons à nous lier, et qu’à chacune de ces choses (à son silence) il s’agit de prêter l’oreille5.” Gaëlle Choisne prête l’oreille, se fait chambre d’écho, prend soin. Elle conçoit des œuvres consolatrices et guérissantes, célèbre le vivant et commémore les vivant·e·s.
Lorna Simpson x Gaëlle Choisne, du 18 octobre au 18 novembre 2023 à l'Acacias Art Center, Paris 17e.
1. bell hooks, À propos d’amour, Éditions divergences, Paris, 2022 (parution originale, 2000), p. 211. 2. Achille Mbembe, La Communauté terrestre, éd. La Découverte, Paris, 2023, p. 22. 3. Gaëlle Choisne en discussion avec Margot Norton, in Gaëlle Choisne, éd. Protée Publisher, 2021, p. 12. 4. Gaëlle Choisne, Temple of Love Manifesto, 2021. 5. Marielle Macé, “Comment les oiseaux se sont tus”, in Critique, janvier-février 2019, no 860-861, “Vivre dans un monde abîmé”, Les Éditions de Minuit, Paris, p. 25.