Lorsque Gaspar Willmann, depuis l’époque qui est la sienne, et la nôtre, rouvre la question des images reproduites et trouvées, de leur médiation et de leur circulation, il le fait en héritier critique du mouvement post-Internet dont le cadavre fut laissé pour mort au lendemain de la 9e Biennale de Berlin, en 2016. Les temps ont changé, les corps souffrants se rappellent à l’utopie digitale qui a voulu les dissoudre, et les yeux se dessillent sur les inégalités structurelles entérinées par la rationalité algorithmique. Si l’artiste, diplômé en 2019 des Beaux-Arts de Lyon, se pose en héritier de Seth Price et d’Artie Vierkant, il lui est néanmoins impossible de les célébrer : les “images objets” du second, qui servirent de manifeste (The Image Object Post-Internet publié sur plusieurs sites) à l’art post-Internet, en 2010, opérant un aller-retour permanent entre la sculpture et sa vue d’exposition modifiée, sont déprimantes car elles ouvrent sous nos pieds le gouffre infini du néant. Lors de ses premières années d’études, Willmann entreprend un travail de peinture qui ne le satisfait pas : quel intérêt, autant d’effort pour reproduire ce qui existe déjà, et qui ne mènera la plupart du temps qu’à sa mise en circulation autogratifiante sur les réseaux sociaux ? Il opte alors pour la vidéo en found footage... trop lisse, trop vide, avant de trouver sa tactique: les parasiter l’un l’autre pour briser la surface, maculer le lisse, faire saillir l’affect.
Gaspar Willmann, “JUMAP (HDMANIES)” (2020).
Gaspar Willmann, “JUMAP (SUNSET 2)” (2020).
Willmann mène de front ces deux pratiques, qu’il destine à être présentées indépendamment ou sous la forme d’installations dans un espace réel. La peinture procède du même protocole qu’il mène depuis deux ans: sur Photoshop, il réalise un photomontage mélangeant deux registres d’images, les siennes, prises au flash avec son portable, et d’autres trouvées au hasard des banques d’images. Au sein d’un même fichier, il les assemble et avec l’outil pinceau, vient les retoucher et en mélanger les couleurs, veillant notamment à rendre les bords coulants comme les bords de l’aquarelle. L’image est imprimée sur la toile et à nouveau retouchée, à la peinture à l’huile cette fois-ci. Émerge une nature morte agencée par décrochages et flous, avec des denrées comestibles et des emballages plastique, sur fond de coucher de soleil paradisiaque ou crépusculaire, pointant un souvenir déjà évanescent, standardisé et précapturé par la mémoire d’autres images, d’autres cadrages qui conditionnent notre poursuite de la “bonne” image.
Avec JUMAP (pour Juste une mise au point sur les plus belles images de ma vie), l’émotion est immédiate. Cette série atteint sa cible, provoquant une sensation de l’ordre de la “stuplimité” : un mélange de stupéfaction engourdie et de sublime exubérant, de l’ordre de ces affects de la modernité aliénée que répertorie Sianne Ngai dans son livre Ugly Feelings (2005). Dans ses vidéos, Willmann attrape au vol le “tournant affectif” récent des sciences sociales, porté par des chercheurs comme Sianne Ngai, Sara Ahmed ou Brian Massumi, et traque ces émotions mineures ou altérées, entre frustration et impuissance, qui naissent d’une surstimulation permanente du consommateur d’images et font le lit du capitalisme émotionnel. Dans The Unknown Man (2019), un acteur loué à la prestation sur le site de services Fiverr.com raconte une histoire commune à tant de travailleurs à la tâche, inséré dans les intérieurs uniformisés d’Airbnb et autres espaces de coworking façon WeWork – une esthétique que l’écrivain Kyle Chayka nomme “AirSpace”. Dans BnB, a Love Story Between Benoît and Brittany (2019), une histoire d’amour se raconte, empreinte de la même lassitude pesante face aux bullshit jobs, ces “métiers à la con” diagnostiqués en 2018 par l’anthropologue David Graeber. Dans sa première exposition à l’espace Exo Exo à Paris, Willmann présente des peintures et des vidéos qui nous propulsent dans la texture dysphorique des affects standardisés.