© Pauline Shapiro
Thibaut Wychowanok : Votre style frappe d’abord par l’usage assumé de couleurs disruptives. Il n’est pas habituel de voir des espaces de travail comme les vôtres, en vert néon, ou des objets quotidiens en bleu flashy...
Harry Nuriev : Vous avez remarqué à quel point, en architecture, tout doit absolument être noir et blanc, à l’exception de quelques nuances de gris? Pourtant, les êtres humains vibrent avec les couleurs. Ils s’extasient devant un coucher de soleil, un ciel qui passe du rose à l’orange, ou devant des fleurs en plein champs. Jamais devant du gris. Quand j’ai commencé à analyser les couleurs utilisées dans le design d’intérieur, je me suis retrouvé devant une palette très limitée. Moi, j’avais envie d’un bleu flashy. J’avais envie d’être plus fou, d’être plus libre, d’aller aussi loin que possible avec cette couleur. Je ne voulais pas me limiter à mettre un peu de bleu sur un oreiller dans un coin de la pièce. Je voulais une pièce qui soit entièrement en bleu. Honnêtement, le résultat m’a perturbé, mais m’a également permis de sortir de ma zone de confort. Je ne savais plus comment me sentir dans cet espace. Puis l’industrie s’en est emparée et c’est devenu une tendance. Les gens ont fini par dire :“Oui, c’est vrai, ce bleu ne fait pas mal aux yeux. Il est vif. Mais ce n’est pas non plus un bleu de cours de récréation, il est élégant.” J’ai fait exactement la même chose avec le vert néon. C’était une couleur totalement interdite dans le design d’intérieur. Et pourtant le résultat est très beau.
© Crosby Studios / Harry Nuriev. Courtesy of Aurélie Julien Collectible.
Quelle est votre approche lorsque vous initiez un projet ?
D’abord, mon travail consiste à ressentir l’espace, l’énergie. Je ne commence jamais par un travail de recherches. Nous passons à côté de beaucoup de choses parce que nous analysons tout, trop vite. Nous utilisons plus nos ordinateurs que notre cœur. En suivant mes émotions, je peux imaginer une atmosphère puissante. Mes compétences professionnelles n’entrent en scène que plus tard, quand il est question de logistique ou de confort. Je travaille comme un peintre ou un artiste. Je pense en termes de couleurs, d’effets, de compositions. Je pense à des moments forts, comme dans un morceau de musique.
Quelles sont vos sources d’inspiration?
Les gens constituent naturellement une source essentielle d’inspiration pour moi. La deuxième est la nature, j’en parlais au travers des couleurs par exemple. La troisième consiste en tous ces objets domestiques auxquels les gens ne font pas attention, qu’ils trouvent ennuyeux ou inintéressants.
1. © Crosby Studios / Harry Nuriev. Courtesy of Aurélie Julien Collectible. 2. © Crosby Studios. Courtesy of Harry Nuriev. 3. © Crosby Studios / Harry Nuriev. Photo : James Harris.4 et 5. ©Crosby Studios / Harry Nuriev. Courtesy Aurélie Julien Collectible
"Je travaille comme un peintre ou un artiste. Je pense en temps de couleurs, d’effets, de compositions. Je pense à des moments forts, comme dans un morceau.” Harry Nuriev
Vous avez fondé votre studio de design, Crosby Studio, en 2014. Quelle était votre ambition?
Tout est parti d’un constat personnel : le milieu du design n’offrait pas la même diversité ni la même créativité que la mode. Je n’étais ni satisfait ni heureux de ce que je voyais. Il manquait quelque chose. Quelque chose de fort. Pour caricaturer, vous aviez le choix entre un style classique ou old school et un style minimaliste blanc. Nous passons 90 % de notre temps dans des espaces designés et nous devrions nous contenter de cela? Pourquoi n’y a-t-il pas autant de styles de design que de styles de vêtements ? Personne n’avait encore traduit le bouillonnement créatif de la mode au sein du design. C’est ce que j’ai voulu faire : habiller les espaces comme un styliste ou un créateur habille une muse, pas seulement les décorer. Les gens s’habillent de façon dark, gothique, fleurie ou conservatrice, mais ils habitent tous les mêmes intérieurs. Pourquoi devrions-nous utiliser une même armoire pour un vestiaire Balenciaga et pour un vestiaire Rick Owens? Nos intérieurs devraient être, eux-aussi, le prolongement de notre personnalité.
© Crosby Studios / Harry Nuriev. Courtesy of Aurélie Julien Collectible.
Avec vous, une balançoire pour enfants devient un siège, des claviers d’ordinateur deviennent des ornements de miroir... Vous travaillez par translation, par déplacement...
Le New York Times me décrivait dans un article de 2017 comme la voix du “global minimalism”. J’en ai été très honoré. J’aime le minimalisme. Mon travail peut être minimal mais ce n’est pas du minimalisme à proprement parler. J’y ai longuement réfléchi depuis. Je dirais que le style que j’ai inventé pourrait se résumer en un mot : “transformisme”. Tout mon travail est basé sur cette idée de transformation, c’est-à-dire de passage d’une forme à une autre. À chaque époque correspond un rôle spécifique du design et du designer. La nôtre appelle à réévaluer et à nettoyer le monde de ce qui existe déjà. Nous n’avons plus besoin d’inventer de nouvelles formes ; depuis la Renaissance, elles ont toutes déjà été inventées. Nous n’avons plus besoin d’innovations technologiques ; les technologies sont là. Nous n’avons pas besoin d’inventer le vélo une deuxième fois. En revanche, nous avons besoin de recycler tous ces objets, toutes ces idées et toutes ces formes. Reprenons les bonnes idées et donnons-leur une seconde vie. C’est ce que j’appelle “transformer”, quand vous prenez un climatiseur et que vous en faites une boîte à bijoux par exemple.
“Je ne fais que saboter l’ensemble des règles du design d’intérieur. Je les perturbe avec des choses qui ne sont pas censées être là.” Harry Nuriev
Crosby Studios / Harry Nuriev. Courtesy of Aurélie Julien Collectible.
Coiffure et maquillage : Richard Blandel chez B. Agency. Retouche : Nitty Gritty, Berlin.
Ce n’est donc pas de n’importe quel objet dont vous vous empa- rez. Les happy few du design ne s’intéressent habituellement pas aux fauteuils de bureau ou à ceux qu’on utilise pour jouer aux jeux vidéo. Pourtant, vous en avez fait un objet élégant, couture en quelque sorte, lorsque vous avez collaboré avec Balenciaga en 2018 pour Design Miami. La culture du bureau normcore et du gaming faisait une percée dans le monde policé des collectionneurs. On peut y voir une démarche sociale, presque politique…
Je ne fais que saboter l’ensemble des règles du design d’intérieur. Je les perturbe avec des choses qui ne sont pas censées être là. Nous vivons dans un monde où tout doit être minimal, où tout doit ressembler à un œuf parfait. Quelques personnes ont le pouvoir de décider si un objet doit disparaître, si une forme est laide. Alors, oui, une forme peut être laide, mais laissez-moi vous prouver une chose : on peut la rendre belle. Le monde du design connaît la même révolution que le milieu de la mode dans les années 70. Il y a encore dix ans, il était réservé à un très petit nombre de privilégiés. Il fallait absolument engager tel ou tel décorateur d’intérieur. Vous aviez en réalité peu de choix. C’était une question de statut social plus que de goût personnel. Mais, comme pour les vêtements, le design s’est démocratisé. Vous en trouvez dans les grands magasins. Les gens s’y intéressent, commencent à faire leurs propres choix, à développer leur goût. Le futur du design d’intérieur passera forcément par la multiplication des propositions stylistiques. Et ce sera très facile, parce que tout le monde peut poser un papier peint. Je suis très heureux de faire partie de ce mouvement.
Inauguration d’une chambre réalisée par Harry Nuriev à l’hôtel La Louisiane, Paris. Pendant Paris +. Exposition à Art Basel Miami Beach. Décembre 2022. Exposition à la Carpenters Workshop Gallery, Paris. Janvier 2023.