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Numéro
12 Julie Beaufils Numéro Art Peinture tarot

Dans l'atelier de Julie Beaufils : quand la peinture abstraite devient poésie onirique

Numéro art

La peintre française dévoile pour Numéro art sa récente série inspirée par le tarot. Ses toiles abstraites et oniriques y créent un lien puissant avec notre subconscient ouvrant à la pure expérience de l’instant vécu. Une immersion émotionnelle dont le jeune poète français Simon Johannin rend compte à travers de courts poèmes exclusifs.

  • Portrait de Julie Beaufils © Boris Camaca

    Portrait de Julie Beaufils © Boris Camaca  Portrait de Julie Beaufils © Boris Camaca

Julie Beaufils célèbre les astres dans sa série d'œuvres oniriques inspirée du tarot

 

La peintre Julie Beaufils a amorcé sa série sur le tarot en 2020, lors du premier confinement, au moment où le phénomène de “super Lune” était le plus spectaculaire. L’orbite du corps céleste, éclairé en totalité, passait plus près de la Terre qu’à n’importe quelle autre période de l’année – conjonction qui, si l’on en croit les astrologues, favorise le lâcher-prise. Les petites œuvres figuratives de cette série, entamée par l’artiste à cette période, se démarquent nettement de ses paysages abstraits grand format. À côté de ses œuvres grandioses et oniriques qui constituent le cœur de son travail, cette série en cours sur le tarot pourrait servir de clé de lecture de ses compositions. Julie Beaufils (Soleil en Cancer, ascendant Vierge, Lune en Taureau) a choisi La Lune comme source d’inspiration pour la première toile de sa série. La Lune, l’un des arcanes majeurs du tarot, parle “d’intuition et de lien avec le subconscient”, explique l’artiste. L’astre procure clarté et sérénité, deux qualités évidentes dans son travail à la fois intuitif et discipliné, qui se distingue par le soin apporté aux couleurs et aux lignes. Comme nombre de millennials attirés par les pratiques ésotériques avant même la pandémie, c’est un besoin d’ordonner le monde face à la multiplication des crises qui a poussé l’artiste vers le tarot, alors qu’elle s’intéressait depuis longtemps déjà à l’astrologie. “Contempler ces cartes dotées d’une signification claire, les déployer comme un guide, c’était pour moi une forme d’ancrage”, confie-t-elle.

  • L'étoile (2021). Huile sur toile, 30 x 30 cm.

    L'étoile (2021). Huile sur toile, 30 x 30 cm. L'étoile (2021). Huile sur toile, 30 x 30 cm.
  • As de coupe (2022). Huile sur toile, 30 x 30 cm.

    As de coupe (2022). Huile sur toile, 30 x 30 cm. As de coupe (2022). Huile sur toile, 30 x 30 cm.
  • L'empereur (2021). Huile sur toile, 30 x 30 cm.

    L'empereur (2021). Huile sur toile, 30 x 30 cm. L'empereur (2021). Huile sur toile, 30 x 30 cm.

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L'étude du tarot menée par Julie Beaufils 

 

Bien qu’Alejandro Jodorowsky, cinéaste et auteur spécialiste du tarot, considère avec André Breton que “le meilleur tarot, c’est le tarot de Marseille”, Julie Beaufils a plutôt fait sienne la palette créée par l’illustratrice anglaise Pamela Colman-Smith pour le jeu de tarot dit “Rider- Waite-Smith”. Les combinaisons de couleurs et les fonds unis qui caractérisent ce jeu devenu l’un des plus appréciés au monde correspondent bien à son esthétique. Pendant le confinement, elle a scruté les jeux sur Internet mais a résisté à la tentation d’en commander un exemplaire sur Amazon. “Il faut laisser les cartes venir à soi”, explique- t-elle. Impressionnée par son premier essai sur cette carte de la Lune, une amie lui en a offert un jeu complet.

 

Selon une même méthodologie que pour ses peintures grand format, Julie Beaufils commence par reproduire les cartes du Rider-Waite sous forme de dessin. Elle enrichit ensuite ses compositions sur la toile, généralement à l’huile. Même si ses croquis sont essentiels dans sa pratique, elle ne les a jusqu’alors montrés qu’une seule fois, à l’occasion de son exposition monographique chez Matthew Brown, à Los Angeles – galerie qui la représente désormais, en plus de la galerie parisienne Balice Hertling, engagée à ses côtés depuis le tout début de sa carrière d’artiste. Pour sentir l’orientation que vont prendre ses toiles, la plasticienne se livre ensuite à une étude de ses propres dessins, certains précieusement conservés depuis des années, un peu comme si elle consultait son propre jeu de cartes. Pour elle, ces croquis fonctionnent en quelque sorte comme une genèse. “Les choses telles qu’elles étaient – avant la civilisation.” Pour aller vers le format carré qu’elle privilégie, Julie Beaufils libère ensuite les œuvres de la série tarot de leur orientation verticale, ramenant chacune d’entre elles à un carré parfait de trente centimètres de côté. Comme Malevitch qui, à la veille de la Première Guerre mondiale, avait trouvé refuge dans le carré, elle apprécie cette forme pour sa neutralité. Avec quatre côtés égaux, l’artiste peut échapper aux conventions de la peinture figurative classique et abandonner l’étalement horizontal d’un paysage figé. Car ce qu’elle recherche, c’est moins la représentation d’un personnage ou d’un lieu en particulier que la résonnance de l’instant vécu.

 

Pour sa dernière exposition personnelle en date, vaillamment montée par la galerie Balice Hertling en juin 2020, en pleine pandémie, Julie Beaufils avait choisi de présenter La Force, issue de sa série sur le tarot. Je ressens encore l’intense présence de cette œuvre. Parmi les vastes paysages qui l’entouraient, peints dans des tons de vert jade, bleu du ciel et terre cuite, l’huile sur bois de La Force scintillait comme une icône byzantine, au trait plus net et plus vibrant encore. Telle une Vierge Marie auréolée, apprivoisant un lion comme elle aurait apaisé un nourrisson, fils de l’homme et fils de Dieu, la figure féminine représentée par l’artiste rayonne dans tout l’espace qui entoure cette composition, richement rendue dans un jaune solaire. Lors de ma récente visite dans l’atelier de l’artiste, baigné d’une lumière hivernale, Saturne passait son dernier jour dans le signe du Verseau. La planète des règles et des restrictions y était obstinément cantonnée depuis mars 2020. Julie Beaufils venait d’enduire plusieurs toiles tendues, de coton et de lin, avant d’entamer la composition et la couleur.

 

Elle travaille actuellement sur une nouvelle série de peintures pour sa cinquième exposition à la galerie Balice Hertling, mais le dessin vient toujours en premier. Et comme elle l’aurait fait avec un jeu de cartes, elle avait disposé en éventail une sélection de dessins à partir desquels elle allait travailler. Dans ses compositions au crayon sur papier texturé, j’ai ainsi pu voir d’audacieux aplats de couleur pure, pris entre des lignes droites comme des flèches ou recourbées en arc. Sur ses dernières œuvres, on a l’impression que le terrain minéral cède la place à une certaine profondeur atmosphérique. Privilégiant actuellement des couleurs vives, du bleu et du rouge, elle utilise le violet pour, dit-elle, explorer tout le spectre des possibilités chromatiques entre les deux. Quand elle peint, Julie Beaufils mélange des pigments naturels, afin d’accroître l’intensité des œuvres qu’elle présentera au printemps. Au fil de son travail, elle dit suivre l’appel de chaque couleur, attentive à la façon dont une nuance appelle la suivante.

  • Courtesy de l’artiste et Balice Hertling, Paris © Aurélien Mole

    Courtesy de l’artiste et Balice Hertling, Paris © Aurélien Mole Courtesy de l’artiste et Balice Hertling, Paris © Aurélien Mole
  • Courtesy de l’artiste et Balice Hertling, Paris © Jiayun Deng

    Courtesy de l’artiste et Balice Hertling, Paris © Jiayun Deng Courtesy de l’artiste et Balice Hertling, Paris © Jiayun Deng
  • Courtesy de l’artiste et Balice Hertling, Paris © Jiayun Deng

    Courtesy de l’artiste et Balice Hertling, Paris © Jiayun Deng Courtesy de l’artiste et Balice Hertling, Paris © Jiayun Deng

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L'essence surréaliste et poétique des œuvres de Julie Beaufils 

 

Le jour de ma visite, il ne restait dans son atelier qu’une seule œuvre de la série tarot, le Trois de coupe ; toutes les autres avaient été vendues. Cette carte est censée représenter des retrouvailles, et pour l’artiste, les formes torsadées roses et bordeaux sur celle-ci évoquent un sentiment festif. Il lui arrive de qualifier de “pensées” les éléments qui composent ses toiles. Ce serait, si c’est le cas, une forme de pensée visuelle, non verbale, telle une émotion d’une intense vibration chromatique. Admiratrice des romans de l’auteur et peintre mexicaine Leonora Carrington, Julie Beaufils apprécie la manière dont les surréalistes “déconstruisent avec délicatesse le monde tel que nous le connaissons, pour bâtir de nouvelles structures, sous forme de récits, de dessins, de sculptures”. Même si les vastes étendues désertiques de ses œuvres pourraient s’envisager sous le prisme des peintres transcendantalistes américains – et elle reconnaît d’ailleurs une affinité avec les territoires déserts qu’ils affectionnaient –, ce sont avant tout les surréalistes français qui ont dessiné le paysage mental de l’artiste. “Le surréalisme m’offre un moyen d’imaginer le désert comme un endroit onirique, où je peux m’affranchir de devoir restituer un lieu en particulier.” Plutôt qu’une dimension mesurable, Julie Beaufils cherche à représenter un espace-temps étendu, se rapprochant du concept de “durée vécue” décrit par le philosophe Henri Bergson.

 

Façonnée par une expérience intérieure subjective, la durée est pour Bergson plus réelle que le temps objectif qui s’affiche sur une montre Apple ou des horaires de train clignotant sur un écran LED. Dans À la recherche du temps perdu, Proust avait tenté de trouver une forme littéraire qui représenterait le temps de cette durée bergsonienne. Mais par quel autre moyen un artiste peut-il restituer l’expérience immersive d’un temps intuitif ? Roland Barthes considérait que le meilleur moyen de s’en emparer était par cette forme de poésie japonaise dont Basho fut le maître incontesté (XVIIe siècle). Dans les notes de son séminaire sur “la préparation du roman”, le philosophe affirme : “Haïku = forme exemplaire de la notation du présent” (encore que lui-même n’en ait jamais composé). Lorsque je demande à Julie Beaufils quelle peinture, à ses yeux, représente le mieux le présent, c’est à la poésie qu’elle pense – cette façon dont le poète peut, en quelques lignes, faire naître une atmosphère. “Il me semble que c’est aussi ce que fait la peinture, parfois : installer une atmosphère, avec seulement quelques couleurs.” Un poème peint.

 

Cet été, Julie Beaufils est de retour à Arles, où elle a récemment participé à la résidence Studio of the South, pilotée par l’artiste américaine Laura Owens sous l’égide de LUMA-Arles. Deux commissaires, Julia Marchand et Margaux Bonopera, préparent en effet une exposition collective qui ouvrira à l’automne et réunira les anciens participants et participantes au programme. Dans le cadre de sa résidence, elle avait peint l’encadrement de deux des fenêtres sur les murs intérieurs de la “maison provençale” de l’atelier, saisissant les contours d’un temps et d’un lieu, un regard qui se tournait vers la lune.

 

Julie Beaufils est représentée à Paris par la galerie Balice Hertling qui lui consacre une exposition jusqu’au 3 juin.