Thibaut Wychowanok : Votre livre sur Las Vegas s’ouvre sur 3 images presque abstraites où l’on distingue, dans un flot d’effets visuels, une présence aquatique. Comme si votre expérience de Las Vegas était avant tout liée à des sensations et des couleurs plus qu’à des lieux précis que vous chercheriez à documenter.
Jeff Burton: Quand je faisais mes repérages, j’ai choisi de réserver une chambre au 50e étage du Cosmopolitan Hotel. Parce qu’en l’occurrence, ça fait 34 jours que j’ai arrêté la cigarette, mais au moment où j’ai fait ces photos, je fumais énormément, et cette chambre avait un balcon. C’était l’une des raisons de mon choix, très légèrement égoïste. Mais je me suis dit aussi que ce serait génial d’être aussi haut, aussi loin du sol, sans vis-à-vis, sans vitrage et avec une infinité de possibilités pour les prises de vue. Ce que vous voyez sur ces premières images, ce sont les fontaines du Bellagio. Cette sensation de... flottement était assez extraordinaire. L’impression de flotter là-haut, cinquante étages au-dessus de la ville, comme si je la survolais. La fontaine était l’objet le plus spectaculaire que je pouvais voir à ce moment-là, sous cet angle-là. Comme un truc venu de l’espace, comme si elle s’était extraite ou dissociée de son environnement. Elle vous attirait à elle, vous hypnotisait. C’est la première chose que je me suis mis à photographier. La mise en page du livre suit un ordre chronologique, parce que cela me paraissait logique : une progression qui suit celle de ma propre expérience. Pour moi, cela était aussi pertinent du point de vue narratif : j’arrive, je suis attiré par ce je remarque d’abord, puis je passe à la phase suivante, avec presque la sensation d’accoster dans un nouvel espace. Je réagissais effectivement aux sensations, aux couleurs, à la beauté.
Cela m’évoque l’expressionnisme abstrait de Joan Mitchell, présenté en ce moment à la fondation Louis Vuitton. Mitchell disait que ces peintures exprimaient des “feelings”, là où Monet parlait de sensations.
En lisant ce matin l’article de Numéro art sur Joan Mitchell, j’imaginais justement l’effet que ça pourrait faire d’absorber Las Vegas comme ça, de rentrer à la maison, et de se mettre à peindre. Complètement différent. Ce qui est intéressant dans la photographie, par opposition à la peinture, c’est sa totale immédiateté. C’est une lecture instantanée, une présence au monde, une réaction à ce qui est en train de se produire – et que l’on capture. Personnellement, j’aime bien me perdre dans l’instant avec l’appareil, qui s’interpose comme un tampon entre moi et le sujet. Par exemple, lorsque j’ai photographié pour ce livre les adversaires de combat d’Ultimate Fighting, ce qui me plaisait, c’était la perfection des corps, l’intensité, la virilité. Mais j’avais aussi un peu peur de cette ambiance. Peur de l’effet que ça me ferait de voir des gens se balancer des coups de poing au visage. Et puis je me suis vraiment pris au jeu. Photographier les combats m’a rappelé l’époque où je suis arrivé, encore tout jeune, sur les plateaux de tournages pornographiques – la façon dont j’étais émoustillé par le côté physique, le côté hardcore. À Vegas, j’ai donc retrouvé une forme de familiarité. Et j’ai essayé de m’abstenir de tout snobisme, en prenant conscience que, lorsque mon travail porno a commencé être remarqué, certaines personnes ne s’intéressaient qu’à sa dimension sexuelle, sans accepter de l’ouvrir à quoi que ce soit d’autre. Je me suis dit que qu’il pouvait y avoir le même risque avec ce matériau-là. Vegas, c’est Vegas. Et le porno, c’est le porno. Mais c’est aussi davantage, selon la manière de regarder les choses, la façon de traduire son expérience. Disons que l’abstraction est pour moi un moyen d’aborder cet aspect, pour éviter une description si littérale qu’elle ne laisse plus la moindre chance à l’esprit d’aller voir ailleurs.
"Photographier les combats m’a rappelé l’époque où je suis arrivé, encore tout jeune, sur les plateaux de tournages pornographiques – la façon dont j’étais émoustillé par le côté physique, le côté hardcore." Jeff Burton
Une autre stratégie dans vos photos est de toujours laisser entendre que quelque chose se passe hors-du cadre. L’imaginaire peut s’y déployer au-delà des limites de la photo.
Oui, et on retrouve d’ailleurs cette approche à mes débuts, lorsque je cherchais à réinterpréter ou à bousculer la narration. Pendant une prise de vue, je suis tout excité lorsque différents messages me parviennent : qu’est-ce que je suis en train de regarder ? De quoi s’agit-il, et qu’est-ce qui est beau là- dedans ? Et j’essaie en quelque sorte de m’abstenir de tout jugement. Je me contente d’absorber la beauté.
Dans votre entretien avec Patrcij Remy, publié dans l’ouvrage, vous expliquez que l’un des meilleurs conseils que l’on vous ait donnés est qu’il n’est pas question de morale dans l’art. Et que la beauté peut être n’importe où. Je crois que c’est ce que vous dit votre mère lorsqu’elle découvre que vous êtes photographe sur des tournages de porno gay.
Je chéris véritablement ce qu’elle m’a dit ce jour-là, parce qu’il m’avait fallu un bon moment pour admettre auprès d’elle que je travaillais dans le porno pour gagner ma vie, que c’était mon boulot – je pensais que ça lui ferait peur, qu’elle allait s’inquiéter pour son petit garçon. Elle a d’abord été surprise, et puis elle m’a dit que la beauté pouvait venir d’endroits inattendus. J’ai été très fier d’elle à ce moment-là.
"la beauté peut venir d’endroits inattendus." Jeff Burton
Après vos photos pour l’industrie pornographique, vous avez été rapidement repéré par l’industrie de la mode. Deux milieux qui fonctionnent finalement sur une même mécanique : créer du désir. La ville entière de Las Vegas semble elle-même se nourrir de désir, vouloir créer toujours plus de désir, un désir de consommation, le désir de jouer... Le désir semble d’ailleurs être le moteur de toutes vos images. Quel est celui qui vous a poussé à photographier des ultimate fighters ?
Quand j’étais jeune, j’avais envie de voir du porno, ça m’intéressait. Et au Texas, il n’y avait pas beaucoup de représentations de l’homosexualité, ni quoi que ce soit d’autre qui aurait pu entériner l’idée que c’était une expérience possible, dans la réalité. Ensuite, je suis parti vivre à L.A. et j’ai vu passer une annonce dans un magazine qui recherchait un photographe pour des tournages pornos. Je me suis dit que j’en étais capable, mais je me demandais si j’arriverais à gérer ça du point de vue psychologique. Lorsqu’on n’a pas une expérience personnelle des choses, on projette très facilement ce que la culture nous en dit. Donc, j’avais un peu d’appréhension : « Ouh là, ça va être lourd à porter. Pour moi. Beaucoup de drogues, beaucoup d’instabilité, des histoires tristes. Mais vous savez, pour revenir à ce que disait ma mère sur le fait que la beauté peut aller se loger dans des endroits étranges, j’ai encore des amis, des amis très proches, avec qui je travaillais à cette époque-là. J’avais un peu le même sentiment, et des craintes comparables, pour l’Ultimate Fighting Championship. J’étais émoustillé, j’étais attiré, mais je me disais aussi que ce n’était pas vraiment mon univers. Je ne suis pas quelqu’un de violent. Lorsque je suis arrivé, j’ai passé cinq jours à faire la connaissance de certains des concurrents, et j’ai assisté à leurs conférences de presse. À partir de ce moment-là, on les voit comme des êtres humains, qui ont consacré des années et des années de leur vie aux arts martiaux. Ils sont en totale résonnance avec leur corps, ils pratiquent leur art en s’efforçant de le perfectionner. Et ils sont gentils les uns avec les autres. Ils se prennent dans les bras. Ils peuvent se tabasser à mort, mais lorsque le combat est fini, ils s’étreignent avec beaucoup de sincérité. Et ça, c’est très touchant, vraiment.
On retrouve cette idée de la performance à travers toutes vos photos des shows à Las Vegas, les fighters, le Cirque du Soleil, etc. Une idée aussi de jouer un rôle devant un public, d’une situation artificielle....
J’apprécie que vous évoquiez cet aspect de la performance, qui est l’expression d’un mélange de différents talents – finalement assez proche de ce qu’était à mes yeux le porno. On se moque souvent des porn stars... Mais l’exhibitionnisme dans lequel il faut aller puiser pour arriver à ça, c’est quelque chose d’assez incroyable... D’arriver à sexualiser cette situation. Vous êtes face à une trentaine d’inconnus, avec des caméras, vous savez que les séquences vont être montées, et que des millions de personnes vont voir ces images. J’ai ressenti la même chose avec les combattants de l’UFC. Et avec les artistes du Cirque du Soleil. Avoir une telle maîtrise du corps et de l’esprit, être capable de faire ça devant une foule, en sachant que l’action va être enregistrée et diffusée. J’ai un respect incroyable pour celles et ceux qui font ça, parce que je suis à l’exact opposé. J’imagine que c’est aussi ce qui crée l’attirance entre les exhibitionnistes et les voyeurs. J’aime que mon appareil, ma caméra, me mette à distance. Mais pour être en mesure de capturer ces instants, de les saisir avec justesse, c’est vraiment pour moi un luxe – et un véritable privilège – que les gens me laissent approcher et les saisir au plus près.
"On se moque souvent des porn stars... Mais l’exhibitionnisme dans lequel il faut aller puiser pour arriver à ça, c’est quelque chose d’assez incroyable... " Jeff Burton
Je faisais référence à Joan Mitchell et à la peinture, mais vos clichés évoquent aussi un certain cinéma hollywoodien, une vision panoramique, mais aussi le voyeurisme à l’œuvre chez Hitchcock ou chez De Palma.
Je photographie presque toujours en plan horizontal, en tout cas chaque fois que j’en ai la possibilité – c’est mon format instinctif. Il doit donc effectivement exister un ancrage cinématographique dans ma façon de réagir à ce que je vois. Très souvent, dans mes photos, il y a trois ou quatre choses qui se passent en même temps. Et j’essaie de donner le sentiment qu’elles se produisent simultanément. L’enjeu n’est pas de décrire avec précision, mais plutôt de forcer votre esprit à imaginer ce qui n’est pas montré. Parce que l’image va créer une confusion, qui vous pousse à vous demander « Mais qu’est-ce que je vois ? Qu’est-ce qui se passe, là ? » Ces choses-là m’excitent lorsqu’il s’en dégage une vraie séduction, mais qu’on ne peut pas s’empêcher de vouloir aussi en savoir davantage.
"L’enjeu n’est pas de décrire avec précision, mais plutôt de forcer votre esprit à imaginer ce qui n’est pas montré. Parce que l’image va créer une confusion, qui vous pousse à vous demander « Mais qu’est-ce que je vois ?" Jeff Burton
Quelle est votre manière de travailler avec votre appareil photo ? Est-ce que vous capturez un instant, ou vous travaillez une mise en scène ?
Au départ, pour évoquer ce que je faisais, les gens parlaient souvent de snapshot aesthetics, d’esthétique de l’instantané. J’ai souvent entendu décrire mon travail de cette façon. Et je n’aimais pas ça du tout, parce que dans mon travail, les formes et les sujets sont en réalité assez étudiés. Ça me rappelle une formule que j’ai utilisée avec des amis qui me connaissent et qui connaissent ma façon de travailler – je parle de « photos au premier, deuxième, troisième et quatrième degré ». Au premier degré, j’ai tendance à m’ennuyer assez vite. Par exemple, si je photographie un portrait, et que pendant toute la séance, il y a cette connexion qui s’établit, ça peut être fantastique, et le résultat peut être très réussi. Mais de temps en temps, j’aime redevenir le voyeur. C’est là qu’on passe au deuxième, troisième ou quatrième degré – c’est selon... Quand on commence à montrer les mécanismes et le dispositif de fabrication de la photo – ah, tiens, le est là, etc. En révélant le caractère artificiel de la situation. J’aime bien avoir ça en tête quand je me trouve dans ce genre d’environnements, et c’est ce que je faisais d’ailleurs sur les tournages pornos – pas tellement un commentaire « depuis les coulisses » sur la partie cinématographique, mais juste livrer quelques indices, assez pour donner à réfléchir. Et ça peut vite devenir déroutant. Dans une sorte d’entre deux, je dirais. Ce qui m’excite, c’est lorsqu’on a le sentiment que ça ne ressemble pas à l’image de quelqu’un d’autre.