“Que se passe-t-il quand on pleure ?” A cette question-titre, l’exposition de Marion Coindeau semble répondre dès l’introduction par un poème de l’auteure Jina Khayyer. Un mot y revient comme un cri : “Unconscionable”. "Inacceptables”, “déraisonnables” et “excessifs” effets de la violence, de la souffrance et de la rage sur un corps et un langage submergés par l’affect. Reste aux créateurs à donner forme à cette douleur pour mieux en reprendre le contrôle, sans jamais succomber à la facilité du détachement ou à la rationalisation des sentiments. C’est sur cette fine ligne d’équilibre que les six artistes invités à la galerie Derouillon se tiennent. L’artiste coréen Keunmin Lee – déjà défendu par le curateur star Hans Ulrich Obrist – y travaille en plongeant dans les méandres de sa psyché. Atteint d’une maladie lui procurant des hallucinations sensorielles, le peintre associe gestes instinctifs et teintes rouges viscérales qui évoquent la chair veineuse, le muscle et la viscosité des organes tout autant qu’une explosion d'émotions et de pensées. Difficile de dissocier chez lui corps et esprit. Il en va de même évidemment chez Miriam Cahn et sa très belle peinture de corps rougeoyant. Peintre des corps troublants et troublés, la Suisse convoque la violence du monde sans jamais vraiment la montrer. Ne demeure que ses effets : un corps- fantôme sans genre ni contexte déterminé, d’autant plus puissant à nous interpeller qu’il ne nous offre aucune réponse définitive. Son pouvoir d’évocation des violences systémiques (violence de genre, racisme, féminicide) n’en est que plus puissant. Chez la jeune artiste d’origine iranienne Armineh Negahdari, aujourd’hui installée en France, c’est le sentiment d’urgence qui domine dans des dessins acérés et urgents. Chaotique et violente, son œuvre en appelle à la déraison, à l’amour et à la célébration des sentiments qui nous submergent avec une passion et une puissance éreintante et salvatrice. Un travail fulgurant. Dialoguent avec ces artistes les œuvres freudiennes de Mathilde Albouy. Ses épingles à cheveux géantes renversent l'objet féminin en corps émancipés, en armes solides prêtes à engager le combat contre toutes les formes de dominations. Sur une sculpture en miroirs, des ciseaux moulés viennent cette fois-ci évoquer un objet transmis dans la famille de l'artiste de mère en fille. Un passage de relais de la condition féminine que vient pervertir l'artiste, soulignant dans un jeu de miroir la dangerosité de l'outil et ici encore sa capacité à devenir arme. Enfin, l'Américaine Bri Williams propose une série de sculptures fascinantes où des matériaux fragiles - le savon notamment - viennent exprimer l'expérience traumatique des violences structurelles de la société. Sa réponse non-autoritaire est infiniment poétique.
What happens when we cry? avec Mathilde Albouy, Miriam Cahn, Jina Khayyer, Keunmin Lee, Armineh Negahdari, Bri Williams à la galerie Derouillon, Paris 2e. Jusqu'au 29 juin.
Armineh Negahdari, Eloquence muette, 2023. Pastel gras et fusain sur papier. 120 x 80 cm. Courtesy of the artist and Galerie Marcelle Alix, Paris © Nicolas Lafon
Armineh Negahdari Démesure, 2023. Pastel gras, fusain et crayon de couleur sur papier. 120 x 80 cm. Courtesy of the artist and Galerie Marcelle Alix, Paris © Nicolas Lafon