On connaît de Lukas Hoffmann un idéal de maîtrise qui mobilise toutes les étapes du processus photographique, de la prise de vue aux tirages, en passant par le marouflage et l’encadrement. Du procédé au protocole, sa démarche se fonde sur une exigence vis-à-vis des surfaces, qui le conduit d’abord à s’intéresser aux propriétés graphiques de l’architecture, puis de la végétation, dont il s’applique à révéler les lignes de force, une certaine frontalité, ou encore un rapport aux textures ou aux minéraux, exacerbé par la brutalité du plan fixe.
Avec sa série Strassenbilder, Lukas Hoffmann expérimente une photographie plus dynamique et, en apparence, plus spontanée qui s’inscrit dans le genre de la street photography affiliée à Helen Levitt, Lee Friedlander, Mark Cohen ou encore Joel Meyerowitz. Pourtant, il n’en est rien. Au plan fixe, Hoffmann préfère la déambulation, et aux appareils compacts ou discrets, une encombrante chambre, lourde et volumineuse, avec son soufflet et son déclencheur. Pour parvenir à capter ses sujets, obtenir la richesse des niveaux de gris et le bon rapport entre les fragments de corps et l’arrière-plan, le photographe fixe sa mise au point à 80 cm. C’est alors le début d’une véritable performance qui se transforme en traque et qui amorce un art du pistage qui emprunte à la chasse ou à la pêche ses qualités d’attention et d’anticipation. Ici, pister revient à décrypter et à interpréter les indices et les comportements furtifs de ses contemporains.
Pour cela, il lui fallait une foule pour se fondre dans la masse, il lui fallait du bruit pour que l’obturateur n’éveille aucun soupçon, il lui fallait enfin une intense lumière d’été pour obtenir la profondeur de champ et la netteté escomptées. Pendant trois saisons et près de 500 photos volées, le photographe est ainsi devenu un arpenteur, un human-catching, empruntant à l’éthologie et à l’anthropologie une conduite du regard qui ne se contente pas de penser sur, et donc à la place des autres, mais avec ceux dont il suit le mouvement quotidien. Non plus simplement documenter ou témoigner, mais voir le monde tel que ces derniers l’appréhendent; envisager la manière avec laquelle se négocient leurs interactions, s’esquissent les marches solitaires, nonchalantes ou pressées des piétons, dans la jungle urbaine d’un Berlin grouillant.
Cette contrainte, forte, en parfaite contradiction avec la légèreté et la liberté d’une photographie de rue, induit, chez Hoffmann, une nécessité de réactivité qui aboutira à un catalogue de comportements, de gestes anodins et d’attitudes ténues, d’où le hasard est évacué. D’un côté, on découvrira un éventail de dos avec leurs motifs géométriques, leur moiteur, leurs plis affirmatifs, de l’autre viendront s’intercaler des fragments de corps et de postures, moins abstraits, rendant l’affaire plus narrative, mais tout aussi banale et quotidienne. Le visage est quasi absent, la rue semble également avoir disparu, seul un plan serré, semblable à celui de ses précédentes photographies de façades, accapare le regard. Au fond, pour Hoffmann, il ne s’agit pas tant de dresser un inventaire typologique des mœurs dans un environnement donné que de suivre et de s’adapter à ses mouvements infimes.