Maisie Cousins a vite compris que la photographie doit aller de l'avant, que l’expérimentation est son maître mot et qu’il est inutile de “singer” ou de copier les grands maîtres du passé et du présent. Qu’est-ce qu’une belle photo ? Doit-elle répondre à des codes esthétiques bien normés depuis des siècles ? Doit-elle nous faire plaisir ou rester dans notre mémoire ? Comme disait le fameux directeur artistique Alexey Brodovitch, lors des cours du soir qu’il dispensait au sein du Design Laboratory, auxquels assistaient, entre autres élèves, Richard Avedon, Irving Penn ou Hiro : “Étonnez-moi !” De ce point de vue-là, Maisie Cousins a réussi son coup. Dans le monde policé de la nature morte, elle détonne. Elle casse les règles du genre, comme une vilaine gamine qui fait plein de bêtises, qui joue à la dînette, concoctant des bouillies en mélangeant les ingrédients les plus crades, les plus bizarres, souvent gluants. Gloopy!
“J’en avais marre d’être qualifiée de femme photographe féministe simplement parce que je photographiais des corps féminins.”
Née en 1992, dans le Somerset, elle a vite déménagé à Londres, dans le quartier de Notting Hill. Ses débuts : des images avec l’appareil photo numérique de sa mère. Elle teste, explore les canons de la beauté en utilisant parfois ses poupées Barbie comme modèles et en partageant ensuite ses images sur Myspace, puis sur Tumblr... suivant en cela l’obsolescence des réseaux dits sociaux. Puis, fin de l’apprentissage quand elle entre à l’université de Brighton pour en sortir diplômée en photographie d’art en 2014. “Je voulais être peintre, mais j’étais nulle. Et puis j’ai grandi dans un tout petit logement social où je partageais une chambre avec ma sœur qui était beaucoup plus jeune que moi, donc je ne pouvais pas mettre la pagaille à la maison. La photographie était un moyen de capturer des matériaux, de l’encre et de la peinture, mais à la fin, plutôt qu’une toile, il y avait un fichier numérique. Quand, aujourd’hui, je regarde les corps et les fleurs de l’époque, je vois juste quelqu’un qui entrait dans l’âge adulte, ennuyé par le monde universitaire et les sujets appris à l’école de photographie, quelqu’un aussi qui était probablement un peu excité. Je préfère les objets, je trouve que les gens sont très difficiles à photographier, l’équilibre des pouvoirs ne me semble jamais juste, et au bout d’un moment j’en avais marre d’être qualifiée de femme photographe féministe simplement parce que je photographiais des corps féminins.”
Car chez la jeune Maisie Cousins, il y a d’abord l’exploration du corps féminin. Sa photo dérange et peut mettre mal à l’aise. Ce n’est pas une provocation gratuite, mais on est loin des stéréotypes de la beauté : “Les images vraiment belles sont ennuyeuses.” Détaillant une partie du corps où les liquides corporels sont mis en valeur... comme après une séance de sport ou une nuit d’amour. Qu’importe! “La nature est toujours à la fois belle et dégoûtante. Même les personnes les plus belles suintent, saignent et chient”, c’est direct ! Quand elle photographie Anna Calvi (pour son album Hunter, 2018), les imperfections de la chanteuse ressortent, la peau est moite, quelques poils au-dessus des lèvres, la sueur dégouline des pores... Björk (pour la revue Mixmag en 2017) n’échappe pas non plus à la règle, même si les orchidées qui cachent certaines parties de son visage paraissent presque plus soft. Maisie Cousins est-elle myope ? Elle prend toujours les choses de près, voire de très près.
“La nature est toujours à la fois belle et dégoûtante. Même les personnes les plus belles suintent, saignent et chient”
“J’aime utiliser l’appareil photo comme si c’était une extension de mes yeux, comme si c’était davantage qu’un outil. C’est pour cette raison que j’utilise la macro, car mes yeux sont incapables de voir comme ça. J’aime regarder les choses de plus près et plus profondément, c’est toujours une surprise. C’est comme regarder au microscope, mais avec l’avantage de pouvoir prendre une photo brillante et de la garder pour soi. J’utilise la photographie pour pouvoir accumuler et garder des choses que je ne pourrais pas conserver autrement : des culs, des insectes, des moments fugaces de décomposition et de vie.” Le monde de l’infiniment petit paraît plus étrange, sans pour autant essayer de percer les mystères moléculaires. Ses fleurs sont sexuées comme chez Araki ou Georgia O’Keeffe. Est-ce un subterfuge ? Une manière indirecte de montrer le sexe dans une époque où l’interdit domine à nouveau, même pour une photographe femme ? Où le nu redevient tabou : “Si l’attitude des gens envers les vagins avait progressé de quelque manière que ce soit, nous n’aurions probablement pas besoin de prendre des photos de fleurs qui représentent des vagins pour nous faire sentir plus positifs à leur sujet.”
La nourriture devient pourriture, moisissure. En gros plan, toute matière devient menaçante, comme un pamphlet contre le gâchis alimentaire, ou une abstraction difficilement reconnaissable quand elle ajoute, avec un malin plaisir, des objets, des fluides (encore !) ou des insectes (fourmis, abeilles...), voire des limaces : “C’est le désir d’expérimenter avec des matériaux et de voir ce qui se passe. C’est ce qui m’inspire. Je commence avec un tas d’ingrédients, et je vois.” La photographe maîtrise sa technique à la perfection. Et la nature morte est un genre très technique, mais Maisie Cousins cherche le “hors- contrôle”, un contraste avec un monde trop policé qui devient vite beaucoup moins noble, voire pourri ! Beauté vénéneuse. Gloopy again!
On ne peut que penser à Still Life (2001), cette vidéo incroyable de Sam Taylor-Wood dans laquelle des fruits placés dans une corbeille se décomposent sous nos yeux en trois minutes et quarante-quatre secondes... Beaux fruits qui deviennent pourriture, poussière ! Pour ce Numéro art, Maisie Cousins a choisi d’illustrer le mot “unknow” : “J’ai l’occasion de célébrer ma collection de choses, de ne plus me sentir coupable d’avoir amassé ces choses et d’avoir passé un congé de maternité et un confinement à les apprécier et à les regarder. Elles me font rire.”
Le travail de Maisie Cousins sera présenté du 11 au 14 novembre à la foire Paris Photo dans le secteur Curiosa, au Grand Palais Éphémère, Paris 7e.