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17 Mark Bradford : rencontre et portrait d'un artiste radical et engagé, essentiel à notre époque

Mark Bradford : rencontre et portrait d'un artiste radical et engagé, essentiel à notre époque

Numéro art

L’artiste africain-américain célébré dans le monde entier, de la Biennale de Venise en 2017 à sa récente entrée dans le top 100 des personnalités les plus influentes, n’a rien perdu de sa radicalité... et de sa profonde bienveillance. Pour preuve: sa récente exposition à la galerie Hauser & Wirth inaugurée cet été à Minorque. Connu pour ses peintures abstraites, Mark Bradford dissèque depuis les années 80 la violence du monde, le racisme, l’épidémie de sida, l’homophobie, la pauvreté ou la crise migratoire.

Mark Bradford par Jonathan Llense. Mark Bradford par Jonathan Llense.
Mark Bradford par Jonathan Llense.

“Je suis Mark. Simplement Mark. Quand j'arrive quelque part, c’est ce que les gens disent : ‘Tiens, voilà Mark.’” À Minorque, cet été, pour l’inauguration de son exposition dans le nouvel espace de la méga galerie Hauser&Wirth, les “gens” ont rapidement fait mentir la description (succincte) que Mark Bradford nous faisait, la veille, de lui-même. Ce n’était pas simplement Mark qui arrivait, mais Mark Bradford. En cercle, le public écoute religieu- sement et avec déférence un artiste parmi les plus importants de notre époque (ce que confirme sa présence dans la liste des cent per- sonnes les plus influentes au monde de Time Magazine), représentant des États-Unis à la Biennale de Venise en 2017... et peut-être, pour quelques mauvais esprits matérialistes “l’artiste africain-américain vivant” parmi les plus bankable. C’est-à-dire, plus prosaïquement, que son tableau Helter Skelter I a été adjugé en 2018 à 12 millions de dollars chez Phillips. À coups de punch lines bien senties et de confessions intimes, Mark tente de prendre le dessus sur Bradford et de retrouver un peu de “normalité”. Mark et son humour grinçant (“Je ne connais pas mon père. Mais ne vous faites pas de fausses idées, je ne suis pas le produit de l’Immaculée Conception”) s’impose en quelques minutes en roi du stand-up gestuel, aidé par ce corps fascinant et frénétique d’un peu plus de deux mètres.

 

Cinq ans plus tôt, Iwan et Manuela Wirth initiaient le “projet fou” (ils assument l’expression) d’implanter leur galerie sur l’une des micro-îles au large de Port-Mahon, la ville principale de Minorque dans les Baléares. Et là encore, il ne s’agissait pas “simplement” d’un nouvel espace d’exposition. Les gigantesques salles se déploient aujourd’hui dans les dépendances d’un ancien hôpital naval britannique du début du XVIIIe siècle, qui surplombe toujours l’ensemble. L’architecte Luis Laplace – collaborateur historique de la galerie – n’a pas ménagé ses efforts pour les rénover. Le célèbre paysagiste Piet Oudolf y réalise, comme à son habitude, une merveille, créant un jardin délicat dont la pertinence ferait croire au visiteur qu’il était présent sur l’île de tout temps. Imaginé tel un centre d’art en lien avec les publics locaux, l’accès aux galeries s’y fait par bateau-navette gratuit depuis la ville. Se laissent alors découvrir le long de l’eau et des chemins pavés d’œuvres de Franz West, une araignée de Louise Bourgeois... Le couple Iwan et Manuela Wirth réalise à nouveau un sans-faute, dans une mesure toute suisse qui force le respect. Mais quelle peut être la pertinence d’un tel espace perdu dans les Baléares ? Et que peut bien y faire l’ami américain Mark, invité à l’inaugurer ?

Mark Bradford photographié par Jonathan Llense au sein de son exposition à la galerie Hauser & Wirth, Minorque. L'artiste a installé 7 sculptures représentant des globes terrestres, de tailles différentes pour symboliser l'inégalité entre les populations sur notre planète. Mark Bradford photographié par Jonathan Llense au sein de son exposition à la galerie Hauser & Wirth, Minorque. L'artiste a installé 7 sculptures représentant des globes terrestres, de tailles différentes pour symboliser l'inégalité entre les populations sur notre planète.
Mark Bradford photographié par Jonathan Llense au sein de son exposition à la galerie Hauser & Wirth, Minorque. L'artiste a installé 7 sculptures représentant des globes terrestres, de tailles différentes pour symboliser l'inégalité entre les populations sur notre planète.

Depuis plusieurs années, Hauser & Wirth travaille à rebattre les cartes de la géographie et du modèle des galeries. En s’installant en pleine campagne dans le Somerset, puis sur une micro-île des Baléares (deux de leurs lieux de villégiature), le duo Iwan et Manuela ne fait pas seulement acte de puissance, inversant le rapport de force avec le collectionneur qui doit désormais se déplacer pour découvrir les expositions – lui qui s’était depuis longtemps habitué à voir les galeries s’installer à quelques mètres de son loft. Les Suisses prennent acte des changements opérés dans le milieu de l’art : qu’importe que les collectionneurs se déplacent réellement, les œuvres de leurs artistes stars sont le plus souvent prévendues par PDF avant même le vernissage. Reste alors la possibilité de se concentrer sur d’autres questions essentielles : offrir aux artistes des espaces qui font rêver... et développer une politique de démocratisation culturelle pour le public local. Le couple y tient sincèrement. À Minorque, Mark Bradford a d’ailleurs lui-même développé un ambitieux projet avec des adolescents d’une école locale, qui fait écho au travail de sa propre fondation à Los Angeles. Plus généralement, les enjeux de cette nouvelle cartographie de l’art n’ont pas pu échapper à l’artiste dont le travail s’est toujours attaché à critiquer les structures de pouvoir et à repenser toutes les cartographies établies, qu’elles soient géopolitiques, sociales ou raciales. Son exposition inaugurale, Masses and Movements trouve son inspiration dans la première carte du monde faisant mention du terme “Amérique”, en 1507. Une création des puissances coloniales représentant les continents comme autant de masses approximatives. Autant d’îles et d’archipels entre lesquels les mouvements de l’homme ont pour principaux objectifs l’esclavage et l’asservissement.

 

 

“J’ai toujours vécu dans un état de vulnérabilité. Parce que j’étais noir. Parce que mon corps était perçu comme inhabituel.”

 

 

Numéro art : Dans vos nouvelles peintures, le mastic que vous appliquez sur les fragments de la carte du XVIe siècle qui vous a inspiré l’exposition, puis les couches successives de couleurs et d’éléments appliqués sur vos toiles de grands formats donnent une impression d’accumulation d’une rare violence.

Mark Bradford : Il n’y est question que de mort et de perte. Une fois que j’ai tout jeté sur la toile, je ne fais que poncer, gratter, déchirer et creuser toutes ces couches. Et pourtant je ne parviens jamais à re- trouver et à rendre visible tout ce qui les constitue. Seuls quelques éléments réapparaissent. Il y a toujours une perte. Toujours. Tout ce que vous pouvez voir, c’est l’archéologie d’une “ville” qui fut présente un jour. Et la perte. Et la mort. Toujours la mort. La violence aussi est présente. Toujours. Pour un homme noir et gay ? La violence est toujours là. J’ai toujours vécu dans un état de vulnérabilité. Parce que j’étais noir. Parce que mon corps était perçu comme inhabituel. J’étais une cible. Toute ma vie. Mais j’ai toujours gardé espoir. Et je suis toujours resté déterminé. Mais je dois vivre avec tout cela. La lutte.

Mark Bradford, “The price of disaster” (2021). Médias mixtes sur toile. Photo Joshua White/JW Photos © Mark Bradford. Courtesy of the artist and Hauser & Wirth Mark Bradford, “The price of disaster” (2021). Médias mixtes sur toile. Photo Joshua White/JW Photos © Mark Bradford. Courtesy of the artist and Hauser & Wirth
Mark Bradford, “The price of disaster” (2021). Médias mixtes sur toile. Photo Joshua White/JW Photos © Mark Bradford. Courtesy of the artist and Hauser & Wirth

Comment avez-vous découvert la carte de Waldseemüller de 1507, qui est à l’origine de l’exposition ?
La carte de Waldseemüller est la première à faire mention du mot “Amérique”. Qu’est-ce que cela signifie pour un Africain-Américain comme moi de regarder un objet où, pour la première fois, l’Amérique fut nommée? Cette carte n’a pas seulement nommé un continent, mais aussi ma famille et moi-même. On m’a nommé d’après cette carte. Un Américain. Plus que cela, les anciennes cartes étaient prin- cipalement utilisées pour le commerce. Et ce commerce, à l’époque, était celui d’êtres humains. Ces mouvements, pour reprendre le titre de mon exposition (Masses and Movements), ont fait de moi un Africain-Américain. Aucune carte n’est neutre. Elles révèlent les séparations et les relations de pouvoir. Les cartes ont toujours été eurocentrées, par exemple. Elles nous parlent d’inégalités spatiales. Par le passé, j’avais déjà beaucoup travaillé sur la cartographie et l’urbanisme, à Los Angeles. Vous y trouvez des zones rouges et des lieux délimités dont certaines populations sont exclues, ou, au contraire, des lieux où tout est fait pour les empêcher de sortir.

 

 

“J’ai toujours été attiré par des artistes qui savent parler poétiquement avec force.”

 

 

Comment cette carte a-t-elle nourri vos peintures, toujours aussi abstraites mais où l’on perçoit aussi quelques figures archétypales de la culture américaine?
Cette carte est devenue mon matériau de départ. Et puis j’ai laissé parler mon imagination. Les cartes forment aussi un imaginaire. Au XVIIe siècle, on ne savait pas tout. Une part d’invention était nécessaire pour les réaliser. Le contexte actuel a aussi joué. Ce que je voyais à la télé et sur les écrans, c’était des données et des cartes. Des frontières et la montée du nationalisme. Des frontières et la montée du racisme. Alors je me suis dit : “Et si je remontais à l’origine de toutes ces cartes ?

 

Vous évoquiez votre vulnérabilité. On pense évidemment à Felix Gonzalez-Torres dont l’œuvre est traversée par cette notion. Vous lui rendez hommage en reprenant son procédé des posters que le public est invité à emporter et à disséminer partout dans le monde. Quels rapports entreteniez-vous avec lui?

Felix m’a appris une chose essentielle quand j’étais en école d’art. Comment peut-on être un artiste latino-américain de couleur et gay, et être poétique? Car les gens attendent souvent de vous que vous soyez gentil et que vous produisiez des œuvres qui soient surdéterminées par ces catégories. Lui a trouvé sa voie. Au cœur de l’épidémie de sida, il était toujours poétique. Son langage était poétique. Voilà ce qu’il m’a appris : parler politiquement tout en étant subtil et poétique. Je suis gay. Je suis noir. Je suis de South Central [un quartier de Los Angeles marqué par les émeutes de 1992], et j’ai toujours été attiré par des artistes qui savent parler poétiquement avec force.

Vue de l'installation de Mark Bradford “Masses and movements”, Hauser & Wirth, Minorque (2021). © Mark Bradford. Courtesy of the artist and Hauser & Wirth. Photo : Stefan Altenburger Vue de l'installation de Mark Bradford “Masses and movements”, Hauser & Wirth, Minorque (2021). © Mark Bradford. Courtesy of the artist and Hauser & Wirth. Photo : Stefan Altenburger
Vue de l'installation de Mark Bradford “Masses and movements”, Hauser & Wirth, Minorque (2021). © Mark Bradford. Courtesy of the artist and Hauser & Wirth. Photo : Stefan Altenburger

Quand avez-vous décidé de devenir artiste ? Cela paraît toujours plus facile quand vous avez des parents qui vous emmènent au musée depuis votre enfance...
Ce n’était pas mon cas. Et il y a eu les années 80. J’avais 28 ou 29 ans. Les gens mouraient autour de moi. Vous avez vu la série Pose? Eh bien, ça ne ressemblait pas du tout à ça. Non! Alors j’ai eu peur de mourir, moi aussi. Et j’ai voulu voyager. J’ai fait la fête à Paris. Partout. Jusqu’à ce moment-là, je n’avais fait que travailler dans un salon de coiffure – j’excellais en tant que coiffeur. Mais il y avait un autre domaine où j’étais bon, c’était l’art. C’était le seul cours qui m’intéressait. Et j’ai commencé à étudier Foucault et Derrida. Mais je ne voulais pas devenir écrivain ou intellectuel, je voulais faire des choses de mes mains. J’étais plus âgé que les autres étudiants en école d’art, alors il a sans doute été plus facile pour moi de suivre mes propres règles. J’étais passionné par l’abstraction, et j’ai pensé à Felix Gonzalez-Torres : car je suis gay et noir, tout le monde attendait de moi que je réalise des œuvres sur l’identité, de la photographie ou de la figuration... Et ça, c’était un problème. Moi, j’avais besoin d’autre chose. J’avais besoin de jouer.

 

L’abstraction n’avait pas bonne presse à l’époque...

C’était le diable ! [Rires.] Ce choix de l’abstraction était 100 % politique de ma part. Je devinais le type de débats que cela susciterait.

 

 

“L’art et la manière dont nous vivons ne sont qu’une seule et même chose.”

 

 

Quels étaient ces débats?

Est-ce que le monde de l’art est prêt à permettre à un corps noir d’entrer dans cet espace et de réaliser des œuvres qui ne ressemblent pas à ce à quoi le monde de l’art pense qu’un art noir devrait ressembler? Puis-je exister dans cet espace? Si nous croyons réellement en l’art, alors nous devons faire une place pour ce qui se passe aujourd’hui. Et ce ne sera pas toujours... joli. La pandémie, le racisme... Ce n’est pas joli. Mais nous devons apprendre à les regarder en face.

Vue de l'installation de Mark Bradford “Quarantine Paintings”, Hauser & Wirth, Los Angeles, 2020. Photo : Joshua White/JW Photos © Mark Bradford. Courtesy of the artist and Hauser&Wirth Vue de l'installation de Mark Bradford “Quarantine Paintings”, Hauser & Wirth, Los Angeles, 2020. Photo : Joshua White/JW Photos © Mark Bradford. Courtesy of the artist and Hauser&Wirth
Vue de l'installation de Mark Bradford “Quarantine Paintings”, Hauser & Wirth, Los Angeles, 2020. Photo : Joshua White/JW Photos © Mark Bradford. Courtesy of the artist and Hauser&Wirth

Parlez-vous en tant qu’artiste, en tant que citoyen? Peut-on même faire la distinction?
J’ai toujours vécu ainsi. J’ai toujours été engagé. Savoir si je suis un activiste ou un artiste est hors sujet. Penser qu’il y a l’art d’un côté et la réalité de l’autre est une manière obsolète de penser. L’art et la manière dont nous vivons ne sont qu’une seule et même chose. Nous devons étendre ce que peut signifier être un artiste. L’artiste n’est séparé de rien.

 

 

“Nous vivons tous sur la même planète, mais nous en avons une expérience différente.”

 

 

Vous avez réalisé un projet avec des adolescents volontaires issus de l’école d’art de Minorque. Cela a abouti à de grandes cartes murales faisant référence à la crise migratoire actuelle.

Comment renverser les hiérarchies? Comment changer notre relation au pouvoir ? Si j’avais fait une nouvelle exposition de Mark Bradford, ça n’aurait rien changé. Ici, j’ai travaillé avec des gens qui voulaient être artistes, qui étaient assez passionnées pour faire une heure de bus chaque jour pour venir travailler. Voilà ce que j’appelle changer la relation au pouvoir.

 

Comment avez-vous travaillé avec ces adolescents?

Nous avons échangé sur des idées complexes. Ce n’est pas parce que ce sont des ados qu’il ne faut pas les considérer comme des égaux. Ou être paternaliste. Je leur ai ensuite demandé deux choses : d’accepter l’aspect collaboratif de l’œuvre, qui consiste pour chacun à s’exprimer à travers une carte du monde gravée dans le mur, et de réfléchir à ce qu’ils y laisseraient. Si vous aviez une heure pour quitter votre maison, quelle est la seule chose que vous emporteriez avec vous ? Ou quelle est la seule chose que vous laisseriez et qui restera, pour l’éternité, la seule trace de votre présence ? Cette expérience, les réfugiés la vivent tous les jours. À nouveau, il est encore question ici de mémoire et de perte.

Mark Bradford, “Let's walk to the middle of the ocean” (2015). Médias mixtes sur toile. 259,7 x 366,4 cm. © Mark Bradford. Courtesy of the artist and Hauser & Wirth. Photo : Joshua White/JW Pictures
Mark Bradford, “Let's walk to the middle of the ocean” (2015). Médias mixtes sur toile. 259,7 x 366,4 cm. © Mark Bradford. Courtesy of the artist and Hauser & Wirth. Photo : Joshua White/JW Pictures
Mark Bradford, “Let's walk to the middle of the ocean” (2015). Médias mixtes sur toile. 259,7 x 366,4 cm. © Mark Bradford. Courtesy of the artist and Hauser & Wirth. Photo : Joshua White/JW Pictures

L’exposition présente une installation impressionnante : sept sculptures de globes terrestres toutes de taille différente.
Cette œuvre parle encore d’équité. D’inégalité spatiale. C’est pourquoi les globes vont du plus petit au plus grand. Nous vivons tous sur la même planète, mais nous en avons une expérience différente. Regardez la pandémie. Certains pays n’ont pas encore de vaccins, dans d’autres, les gens sont presque tous vaccinés.

 

Comment vous sentez-vous lorsque vous créez?
Nerveux. Le point de départ est toujours un sentiment complet d’insécurité et de manque de confiance en moi. Je déteste ça.

 

L’acte de création est donc une douleur ?
Oui. Et une mort.

 

 

Mark Bradford est représenté par la galerie Hauser & Wirth.

Mark Bradford, “Reduce or erase your criminal record” (2015). Médias mixtes sur panneau, 4 parties. 152,4 x 121,9 cm. © Mark Bradford. Courtesy of the artist and Hauser&Wirth. Photo : Joshua White/JW Photos Mark Bradford, “Reduce or erase your criminal record” (2015). Médias mixtes sur panneau, 4 parties. 152,4 x 121,9 cm. © Mark Bradford. Courtesy of the artist and Hauser&Wirth. Photo : Joshua White/JW Photos
Mark Bradford, “Reduce or erase your criminal record” (2015). Médias mixtes sur panneau, 4 parties. 152,4 x 121,9 cm. © Mark Bradford. Courtesy of the artist and Hauser&Wirth. Photo : Joshua White/JW Photos