Foundation for Photography and Media Art with the Michael Schmidt Archive
Michael Schmidt est né à Berlin en octobre 1945, et c'est primordial pour comprendre son œuvre. Il aimait déclarer, non sans humour : “La période prénatale est très importante elle aussi.” Octobre 1945, seulement cinq mois après l’effondrement du régime nazi et le découpage de la ville, en partie détruite, par les vainqueurs.
L’école n’est pas vraiment faite pour lui. À 16 ans, il entreprend une formation de peintre en bâtiment et débute ensuite dans la vie comme... gendarme. Il fréquente les clubs de photographie amateur, mais au bout de cinq années, les séances de prises de vue collectives, les comparaisons portant sur le matériel ou les commentaires ampoulés des autres membres finissent par le lasser. Il s’essaye au photojournalisme, réalisant des images couleur sur les thèmes du moment et lors de ses nombreux voyages à travers l’Europe. Un apprentissage qui tourne vite court. Il n’est à l’aise que chez lui, son ailleurs le plus immédiat. Membre du Parti social-démocrate allemand (SPD), il rencontrera le maire de Berlin, du même parti, qui subventionnera son livre sur Kreuzberg, le quartier où il est né et où il a vécu jusqu’à sa mort en 2014. Le livre paraît en 1973, vite épuisé et réimprimé. Un reportage presque classique, car il utilise deux focales, grand-angle ou téléobjectif, pour ajuster la réalité, sa réalité, une réalité condensée (portraits en gros plan) ou étirée. Une critique sociale réaliste, parfois abstraite, avec de forts contrastes en noir et blanc, saturée par moments. À travers ces images, on découvre une géographie, mais aussi, déjà, la question de l’immigration. Un photographe militant, politique.
Il commence ainsi une longue carrière jalonnée de livres et d’expositions ayant lieu in situ plutôt que dans des galeries, tournée vers l’étude de l’homme dans son milieu (ambiances, architectures, portraits...) avec, parfois, quelques rares échappées vers l’abstraction. Sa photographie aussi est politique. Elle doit engager une prise de conscience et changer la vie, la situation sociale de ses modèles, souvent des exclus, des personnes âgées ou immigrées, des marginaux... Michael Schmidt ne photographiera que ce qui l’entoure, dans un périmètre restreint, Berlin était alors entouré par un mur...
Michael Schmidt, “Sans titre”, série “Waffenruhe” [Cessez-le-feu] (1985-1987). Foundation for Photography and Media Art with the Michael Schmidt Archive
Michael Schmidt, “Sans titre”, série “Waffenruhe” [Cessez-le-feu] (1985-1987). Foundation for Photography and Media Art with the Michael Schmidt Archive
Toujours militant, en 1974 il proposa au sénateur de Berlin-Ouest chargé des affaires sociales un travail photographique sur les personnes âgées, Senioren in Berlin, qu’il présentera dans le couloir d’une station de métro très fréquentée. La culture doit se rapprocher du peuple. Schmidt joue sur la répétition pour mieux mettre en lumière la monotonie qui jalonnait les vies abimées. Les dégradés de gris, comme la puissance des noirs, sont importants dans la photographie de Schmidt, qui réalisait ses tirages lui-même. “C’était une volonté délibérée d’immerger davantage les images dans un gris massif afin d’en éliminer totalement le noir et blanc. Pour moi, le gris est la couleur de la différenciation, aussi bizarre que ça puisse paraître. Le noir et le blanc sont deux repères fixes, à droite et à gauche. Et je me suis dit que le monde n’était pas défini de façon aussi nette, qu’il offrait beaucoup de nuances. C’est ce que j’ai essayé d’introduire dans ma photographie. En supprimant totalement le noir et blanc, j’y suis allé pour ainsi dire à fond, et en fait j’ai pris le contrepied de la représentation photographique telle qu’elle avait cours partout. Avec ces images grises, j’ai réinventé la photographie pour moi-même.” (Interview extraite du livre Irgendwo, éd. Snoeck, 2005.) Le photographe n’utilisera qu’une fois la couleur, délavée, dans Lebensmittel (Denrées alimentaires, 2012), un pamphlet contre la nourriture industrielle.
“Pour moi, le gris est la couleur de la différenciation, aussi bizarre que ça puisse paraître.”
Mais c’est avec Waffenruhe (Cessez-le-feu, plus littéralement “le silence des armes”, 1985-1987) que Schmidt fait face au mur de Berlin, alors que dans ses précédents ouvrages il n’avait fait qu’effleurer la guerre et la partition de la ville. Le mur n’est qu’une masse perdue dans le brouillard. On croise, coincé dans les barbelés, le cadavre de Peter Fechter, laissé pour mort par les gardes-frontières est-allemands le 17 août 1962 alors qu’il tentait de fuir à l’Ouest. Le mur est une forme opaque, l’atmosphère est pesante, triste et pluvieuse. Des photos de croix gammées précèdent celle d’une poutre en acier, puis font place à des êtres pris au piège : de jeunes Allemands. Seule note d’espoir : un cœur en graffiti. Un livre révolutionnaire et violent, accompagné d’un texte, au centre du livre, sans respiration ni espace, étouffant et tout aussi désespéré du dramaturge Einar Schleef qui avait fui l’Est pour l’Ouest en 1976.
Bien sûr, Michael Schmidt ne se doutait pas que le mur tomberait deux ans plus tard et que la réunification était en marche. Et il ne pouvait pas passer à coté de l’histoire, une autre histoire, plus heureuse, marquée par cette réunification qu’il immortalise avec le livre et la série Ein-heit (Unité, 1991-1994). Là aussi, la narration est révolutionnaire, caractérisée par son art de l’appropriation. Près de la moitié des 163 photographies reproduites ne sont que des reproductions de photographies dont il n’est pas l’auteur (photos de presse, de livres d’histoire, d’extraits des paroles imprimées de l’hymne al- lemand...). La première partie est pleine de symboles liés à l’Allemagne, entre 1933, arrivée au pouvoir de Hitler, et 1989, date de la réunification. Parmi eux, on peut reconnaître des croix gammées, le salut nazi, Konrad Adenauer... Dans la seconde partie du livre, les images de Schmidt reprennent le dessus à travers ses portraits de la jeunesse vue comme un espoir malgré le lourd fardeau du passé. Une narration inédite et une absence de texte accentuent sa singularité.
Berlin, désormais réunifié, va cesser d’être son principal sujet. Comme un prisonnier libéré, il va commencer à s’évader vers d’autres horizons avec Frauen (Femmes, 2000), une série de portraits et de corps habillés ou nus de jeunes femmes allemandes. Gestes, postures, là encore, c’est le photographe politique qui s’exprime : les individualités ne sont-elles pas noyées dans les stéréotypes de la masse ? En 2013, invité à la Biennale de Venise, il expose les images de Lebensmittel, qui constituent un discours implacable sur la nourriture industrielle. Là aussi, il invente un nouveau langage et nous interroge sur le monde, notre monde. De retour à Berlin, il apprend qu’il est atteint d’un cancer des poumons et qu’il est en sursis. Il réunira toutes ses photos de nature, réalisées le plus souvent sur les rives de l’Elbe, et terminera son ultime livre (Natur) sur son lit d’hôpital. Un ouvrage calme, intime : des arbres, des plantes et la lumière. Comme un salut, dans tous les sens du terme. Il meurt le 24 mai 2014. Trois jours avant, il recevait le prestigieux prix Pictet.
Michael Schmidt et son épouse Karine entretiendront des liens d’amitié avec de nombreux photographes, et non des moindres. Parmi eux, citons Robert Adams, Robert Frank, William Eggleston, Rineke Dijkstra, Paul Graham, Andreas Gursky, sans oublier la jeune génération incarnée, entre autres, par Tobias Zielony. Michael Schmidt a également inspiré de nombreux photographes allemands, notamment Thomas Struth, dont les premiers travaux sont en partie redevables aux images de paysages frontales de Berlin Nacht 45 (réalisées en 2005). Wolfgang Tillmans est tout aussi politique que Schmidt. On peut également passer des heures à discuter de son œuvre avec Juergen Teller, dont la vision du corps humain et de la femme a été influencée par les Frauen de Schmidt, tout comme ses autoportraits les plus provocants, tels que la série Selbst (Soi, 1989).
“Michael Schmidt. Une autre photographie allemande”, jusqu’au 29 août au musée du Jeu de paume, Paris 8e.