Il n’y a pas de corps chez Chalisée Naamani, bien que toute dans ses installations en porte pourtant l’empreinte. Il n’y a pas de corps, au sens où la jeune artiste aurait spontanément intégré la leçon du philosophe Giorgio Agamben : il n’y a pas de “vie nue”. Or, puisque toute existence est déjà nimbée de signes, qu’elle se drape d’images comme elle s’augmente de techniques, la jeune artiste fera précisément œuvre de cela : des alentours du corps proprement dit, de tout ce qui l’innerve et l’informe, l’adresse au monde et le jette dans l’interrelation. Alors, pour dresser le portrait des êtres qui l’entourent, et qui s’avancent désormais à nous sous leur forme suggérée, à la fois individuelle et sociabilisée, contemporaine et immémoriale, Chalisée Naamani élit comme matières premières des tapis et des foulards, des gris-gris et des chutes de tissus. Ils sont persans ou parisiens, chargés d’histoires intimes ou au contraire extirpés d’une circulation globalisée. Par une activité de collage, elle les recouvre d’autres strates d’images encore, les siennes, compulsivement prises, arrachées, “screenshotées” dans son environnement quotidien, celui de la rue ou celui de l’écran. Chez elle, la distinction n’importe guère : la génération “Petite Poucette”, comme la nommait à son tour un autre philosophe, Michel Serres, vit davantage à l’écran par la pulpe des doigts que par la seule rétine. Et de fait, les surfaces que travaille Chalisée Naamani, qu’elles prennent la forme de vêtements ou de tentes, d’environnements ou d’habitacles, se boursouflent de toutes parts. Elles palpitent, respirent, bruissent et bavardent. La peau et la parure deviennent des organismes à part entière.
Son diplôme de troisième année aux Beaux-Arts de Paris, l’artiste l’intitulait déjà Peut-on s’habiller d’images?, manière d’introduire, par le questionnement laissé en suspens, la légitimité du vêtement comme pratique picturale. Passée par un atelier de peinture, Chalisée Naamani se formera à l’image par un usage quotidien de la photographie. Dans ce cadre, l’artiste présentait ses “dressings sous vide”, ainsi qu’elle les qualifiait, soit des présentoirs d’images reprenant les housses plastifiées des pressings. À ceux-là succèdera le vêtement à part entière, et la transition de la photographie passant du papier au tissu.
Lorsqu’elle présente Soyez toujours bien habillés, son accrochage de fin d’études, son vocabulaire est en place : à présent, c’est devenu une injonction, érigée tout autant en principe de travail – tout habiller d’images, toujours – qu’adressée au regardeur qui, à son tour, afin de donner du sens à ces palimpsestes contemporains, devra y mettre du sien. Ainsi, le seul regard surplombant, ou panoramique, adopté d’ordinaire lors des expositions ne suffit plus. Il faut s’approcher, se pencher et se contorsionner, ou, au contraire, s’éloigner et risquer, ce faisant, de fouler aux pieds l’un des tapis imprimés – prévus pour l’être. Entre un slogan de fortune cookie et le détail d’une pancarte “Justice pour Adama”, une écharpe PSG et une tour Eiffel porte-clés, un selfie #Outfitoftheday et la reproduction d’une peinture de la Renaissance, chacun reconstitue sa propre narration. Puisque tout recevoir d’un coup est impossible, alors chacun reconstruira, de la totalité, ses constellations personnelles. En plongeant à corps perdu dans l’imbroglio de signes globalisés du post-capitalisme tardif, Chalisée Naamani indique que la subjectivité ne s’y perd pas pour autant : tout est affaire de réappropriation – autrement dit, de style. Elle est représentée par la galerie Ciaccia Levi à Paris.