Caroline Bourgeois : L’idée de cette exposition-dialogue entre vous et Felix Gonzalez-Torres est née du rapprochement que nous avons fait entre deux de vos œuvres clés [Gold Fields et a.k.a.], et deux œuvres fondamentales de Felix Gonzalez-Torres. La première, Untitled (Blood), et la seconde, que nous n’avions jamais présentée jusqu’à présent, Untitled (For Stockholm). Sur ces bases, et sachant aussi que vous étiez amis, j’ai proposé de montrer les deux œuvres ensemble, et d’inclure dans le catalogue une lettre que Felix vous a adressée après votre rencontre. Nous publions également le texte que vous avez rédigé, à sa demande, pour le célébrer, à sa mort des suites du sida en 1996...
Roni Horn : J’ai rencontré Felix en même temps que Julie Ault, en 1990. C’était chez Indochine, un restaurant new-yorkais. Felix voulait me parler de mon exposition qui se tenait cette année-là au MOCA – c’était la première fois que j’exposais dans un musée aux États- Unis. À cette époque, contracter le sida équivalait à une condamnation à mort. Il n’y avait pas de traitement, et rien n’était vraiment fait pour protéger les gens. C’était une maladie très politique, parce qu’elle semblait frapper, disons, les sexualités hors cadre. Il était très facile pour Reagan de répéter “qu’ils avaient ce qu’ils méritaient”, jusqu’à ce qu’on se rende compte que les hommes hétérosexuels pouvaient l’attraper aussi.
“Felix Gonzalez-Torres jouait de façon très efficace sur les disjonctions, en plaçant quelque chose d’énigmatique dans un environnement très fréquenté, et en même temps très banal. Parce qu’il s’adressait à un public populaire, au passant, au quidam, pas à l’adepte des musées, pas au collectionneur d’art, mais à la rue.”
Il y avait déjà au sein de la société des positions très militantes. Julie Ault faisait d’ailleurs partie du collectif d’artistes conceptuels Group Material. Je pense aussi à Act Up, dont l’action s’est rapidement étendue à la France.
Act Up a été un mouvement très important, dès la seconde moitié des années 80. Il a littéralement donné à voir ce qui se passait dans certains pans de la société dont la plupart des gens n’avaient pas la moindre idée. Et Felix était très engagé politiquement, bien entendu. J’ai eu avec lui des conversations politiques, et nous partagions la conviction que l’œuvre d’art est inévitablement politique. Mais, pour autant, doit-elle être topique, thématique? Peut-être que ce n’est plus vraiment une question pertinente aujourd’hui, d’ailleurs... Les notions de public et de privé constituaient en tout cas une partie importante de nos échanges. Felix aimait particulièrement jouer avec l’espace public, en y introduisant des mots. Sur des panneaux d’affichage, par exemple, ce qui n’était absolument pas habituel à l’époque. Il jouait de façon très efficace sur les disjonctions, en plaçant quelque chose d’énigmatique dans un environnement très fréquenté, et en même temps très banal. Parce qu’il s’adressait à un public populaire, au passant, au quidam, pas à l’adepte des musées, pas au collectionneur d’art, mais à la rue. Pour moi, il y avait quelque chose de très puissant dans ce lien spécifique qu’il mettait en œuvre, et le panneau d’affichage est l’une des premières expériences que j’ai moi-même pu faire de son travail.
Comme par exemple Untitled, créé en 1991, un lit à deux places aux draps un peu froissés, photographié en noir et blanc, un grand lit vide après avoir été récemment occupé, et qui s’affichait sur plus d’une vingtaine de panneaux à travers Manhattan. Cette photo en noir et blanc rendait hommage au compagnon de Gonzalez-Torres, Ross Laycock, emporté par des complications dues au sida, en 1991. L’intime, la vie privée devenaient ainsi publics et politiques. C’est l’un des éléments clés de son travail. Et on retrouve cette question du public et du privé, de l’identité, dans votre propre travail. J’ai lu quelque part que vous aviez déjà compris à ce moment-là que votre genre relevait seulement de votre propre décision, et de personne d’autre que le sujet ne regardait personne (votre affaire, pas la leur). C’était une position très forte à l’époque.
Mon genre ne regarde personne, en effet. C’est une chose dont je me suis rendu compte dès l’enfance. J’avais pris conscience que les conventions sociales étaient largement fondées sur la détermination du genre. Et j’ai compris que j’étais incapable de l’accepter.
“Les mots ont toujours imprégné mon travail de manière naturelle, et je n’ai jamais conçu, voulu, ni représenté de hiérarchie entre le langage et la dimension visuelle.”
C’est une prise de position puissante, que Felix et vous-même aviez en commun, et qui devrait transparaître dans l’exposition : cette façon de questionner aussi les identités et les œuvres elles- mêmes, comme quelque chose de vivant... Quelque chose qui continue à vivre. Le contraire même d’un objet. Cela nous a permis de jouer avec la façon de les installer. La même chose se produit d’ailleurs avec Well and Truly, de 2009-2010 : l’œuvre change à chaque nouvelle installation.
Tout à fait. À l’opposé d’un objet. Pour moi, il y a quelque chose de très puissant parce que cela met l’accent sur la relation, ce qui, à mes yeux, est essentiel : les objets sont eux aussi des illusions. Et l’idée qu’une personne a telle ou telle identité spécifique est une illusion dans la mesure où, pour chaque personne que je connais, il existe un moi subtilement différent, et je sais que c’est le cas pour tout le monde. Au décès de quelqu’un, on se rend compte que chacun a une connaissance totalement différente de cette personne. C’est la même chose lorsqu’on interroge les témoins oculaires d’un événement, on comprend à quel point leurs récits sont peu fiables. Il y a quelque chose dans les relations qui rend le monde matériel moins fini, moins limité. Il se transforme en un ensemble de relations. J’ai toujours pensé que le sens véritable de mon travail, c’est l’expérience qu’on en fait. Moi, je peux en parler, certes, mais au bout du compte c’est de vous que tout va dépendre. Vraiment. Je sais bien que j’offre aux regards quelque chose de tout à fait spécifique, mais qui est aussi entièrement fondé sur l’espoir, le souhait, le désir qu’à travers cette relation, ce lien, le sens surgisse chez celle ou celui qui regarde.
Ça aussi, c’est quelque chose que vous avez en commun avec Felix, mais selon des modalités différentes. Chez lui, on retrouve également l’objet, dans son unicité, mais qui peut aussi être mis à la disposition de tous. On peut en emporter une partie avec soi. Et on peut physiquement en porter le souvenir, c’est-à-dire un fragment... Dans son cas, ces objets sont toujours reproduits in situ, pour l’exposition. Par exemple, Untitled (Portrait of Ross in L.A.), de 1991, est constitué de bonbons enveloppés de papier brillant qu’on trouve dans le commerce. La forme physique de l’œuvre change selon la façon dont elle est installée. Idéalement, son poids doit être de 175 livres (un peu moins de 80 kilos), ce qui correspond au poids moyen d’un homme. Lorsque les visiteurs choisissent d’emporter un bonbon, le poids et le volume de l’œuvre diminuent.
C’était là toute sa radicalité, sa lucidité. Cette façon, en quelque sorte, de liquider la matérialité, et de passer le relais au propriétaire de l’œuvre, ou au regardeur, et de dire : “Voilà, allez-y, faites, c’est à vous.”
“Nous vivons par et dans l’œuvre d’art. Ce n’est pas une relation superficielle. Pour en faire l’expérience, il faut être présent, il faut être pleinement attentif...”
C’est encore une dimension que vous partagez avec lui et qui apparaît, d’une manière différente, dans l’œuvre Well and Truly, par exemple, qui offre une expérience fluide, liquide, assez fascinante. L’eau est d’ailleurs très souvent présente dans votre travail. Pour ma part, j’y vois un lien avec l’idée de nature. Vous avez été très active en Islande, très impliquée...
C’est intéressant que vous abordiez ce sujet, car pour moi, l’eau est un peu comme un mentor. Enfant, déjà, mon lien avec l’eau était très puissant. Même s’il n’était pas encore précisément articulé. Il se contentait d’être ce qu’il était. Lorsque j’ai créé Library of Water, entre 2003 et 2007, cette collection d’eaux glaciaires prélevées dans toute l’Islande, toutes ces colonnes d’eau qui faisaient entrer le paysage dans la pièce, je me suis dit : “Bon, qu’est-ce que tu es en train de faire, là ? Tu prends une substance transparente et tu la mets dans un tube transparent, O.K., mais qu’est-ce que tu vas bien pouvoir exprimer avec ça ? C’est transparent, d’accord, et après ? Qu’est-ce qu’on en a à faire ?” Et pourtant, le résultat s’est avéré tellement plus visuel et engageant que ce que j’avais imaginé. J’aimais bien l’idée qu’il n’y ait en quelque sorte “rien à voir”, mais je me trompais complètement là-dessus. Je crois qu’en réalité cette idée de recueillir de l’eau prise à différentes sources à travers l’Islande était quelque chose d’important pour moi, à titre personnel. J’avais aussi le sentiment que c’était pertinent sur le plan conceptuel. Aujourd’hui, une partie de l’eau contenue dans ces colonnes est tout ce qui reste des glaciers qui disparaissent.
Dans l’exposition, nous présenterons les dessins de votre série de 2016, Dogs’ Chorus, et votre travail autour d’Emily Dickinson.
Dogs’ Chorus est un travail qui s’est construit à partir d’une série d’œuvres qui partaient d’un langage fait de clichés verbaux. Pour moi, l’expression toute faite est une sorte d’icône linguistique. C’était mon point de départ, parce que j’ai toujours fait l’amalgame entre le visuel et le linguistique. Je n’ai jamais choisi l’un au détriment de l’autre. C’est un peu comme entre homme et femme, je me refuse à choisir. Je veux les deux, c’est ma façon de faire. Les mots ont toujours imprégné mon travail de manière naturelle, et je n’ai jamais conçu, voulu, ni représenté de hiérarchie entre le langage et la dimension visuelle. Et donc, pour en revenir à Dogs’ Chorus, la série part à chaque fois de trois clichés, de trois expressions idiomatiques de la langue anglaise, par exemple : a bat out of hell [littéralement, “une chauve-souris de l’enfer”, quelque chose d’effrayant]; at the drop of the hat [“à la chute du chapeau”, c’est-à-dire sans hésiter, au débotté] ou encore a fly in the ointment [“une mouche dans la pommade”, en français, un cheveu dans la soupe, un hic]. Puis je mélange ces mots découpés avec l’expression dogs of war, les “chiens de guerre”, pensez aux chiens de combat de Jules César. Et voilà, c’est simplement ça : une relation entre des mots découpés et recollés ensemble. Ce n’est pas un acte violent en soi, mais quand on sépare quelque chose avant de le recomposer, c’est comme une sorte de méditation sur le rapport déconstruction-reconstruction, ou une réinvention du langage, de son contenu.
“J’ai toujours fait l’amalgame entre le visuel et le linguistique. Je n’ai jamais choisi l’un au détriment de l’autre. C’est un peu comme entre homme et femme, je me refuse à choisir.”
Felix et vous êtes tous les deux politiques, d’une façon qui redonne de la force aux visiteurs (qui leur restitue de l’empowerment); pour moi, c’est beaucoup plus efficace qu’un travail didactique qui se veut politique, mais ne fonctionne qu’à court terme.
Nous vivons par et dans l’œuvre d’art. Ce n’est pas une relation superficielle. Pour en faire l’expérience, il faut être présent, il faut être pleinement attentif, ce que les gens ne sont plus vraiment aujourd’hui. À mon sens, la beauté de l’art réside dans cette dynamique avec le regardeur, qui fait naître une opportunité réellement intime et précise.
Cette conversation-exposition avec Felix Gonzalez-Torres est présentée à la Bourse de commerce, qui est située au cœur de Paris. Voilà une autre chose que vous partagiez avec Felix. Lui aussi aimait beaucoup Paris.
Au moment où débutait ma vie d’artiste, j’étais fascinée par un grand nombre de réalisateurs français, par la Nouvelle Vague. Par des écrivains aussi. Pendant mes études à Yale, j’ai vu énormément de films. Il y avait une cinémathèque à l’université. On pouvait réserver la salle de projection et demander à voir tel ou tel film, sur rendez-vous. On n’avait plus qu’à s’asseoir et regarder Un condamné à mort s’est échappé, de Bresson, par exemple. J’ai également vu le Procès de Jeanne d’Arc, un film qui m’a incontestablement beaucoup influencée pour You Are the Weather. Et maintenant, laissez-moi vous quitter sur l’information essentielle qui va suivre : 12 % des Américains pensent que Jeanne d’Arc était la femme de Noé, celui de l’arche [qui, en anglais, se dit Noah’s ark]... Cela en dit beaucoup sur l’Amérique.
Felix Gonzalez-Torres – Roni Horn, de Roni Horn, jusqu’au 26 septembre à la Bourse de commerce, Paris 1er. L'exposition s'intègre au parcours “Une seconde d'éternité”, inauguré ce mardi 21 juin avec des dizaines d'œuvres de la Collection Pinault.