Retrouvez ce sujet dans le Numéro art 11, en kiosque et sur iPad à partir du 18 octobre.
Tavares Strachan est un esprit qui cherche. Déjà, dans des jeunes années, à Nassau, il voit les images, il entend les savoirs. Il se dit que ce monde-là est aussi le sien. Les images sont des portails qui ouvrent aux perceptions des mondes : elles n’excluent pas, elles intègrent. Si on les vit avec passion et ardeur, avec art, elles font que des paroles, des existences, sans elles non partagées, se retrouvent. Rien de ce qui est vu ne peut être étranger.
Il fait de son expérience intime de voir une constante au travers de son œuvre et de sa vie. Il regarde l’art comme un cheminement, il chemine avec lui. L’œuvre n’est pas un résultat final, mais une pierre sur un long chemin, celui de sa vie, celui de vies collectives elles- mêmes plurielles. Son œuvre, essentiellement diasporique, n’est pas celle d’une communauté, mais de nombreuses communautés. On pourrait la lire dans une perspective glissantienne, comme étant une pratique de l’archipel : chaque île, avec une autre île... Mais la création de Tavares Strachan se situe déjà au-delà de l’archipel. Elle fait entrer tous les récits, toutes les images, dans un espace commun où chaque élément appartient également aux autres. Une île n’est pas simple- ment une île à côté d’une autre île formant avec d’autres un archipel, cette île est en même temps l’autre île, leurs identités se combinent et se construisent. Réélaborant un modèle de sculpture classique, il l’altère en l’associant à l’histoire de la diaspora africaine. Ce qui en ressort est une œuvre à la fois de la diaspora africaine et de la tradition sculpturale européenne. De la sorte, elle est une création d’une tradition apparemment consolidée dans une domination et d’une autre qui s’est créée dans la dissémination et dans une oppression, mais qui a donné naissance à des figures glorieuses, célébrées par Strachan.
L’artiste se joue des images de frontalité et de biais. Ce qui semble frontal retourne cette apparence, ce qui est effectué de biais met en œuvre une frontalité. Il en est de même de son double processus, à la fois de chercheur et d’artiste. La recherche est au cœur de sa vie : elle peut être scientifique, historique, sociale, culturelle – elle articule les formes de l’humanité. En cherchant, il manifeste son appartenance à l’humanité, il accomplit une conception de l’art qui se construit le long d’un chemin et met en jeu le lien de l’art avec d’autres formes de pensée et de vie. Chercher, c’est aller vers une forme de dépassement, qui est le but de la recherche. Mais ce peut être aussi trouver le dépassement dans le chemin lui-même. Ancrer son chemin dans la recherche, c’est tenir une contradiction dans les termes, d’une création à la fois tenue et en permanence mobile. De même, il ne s’agit pas d’opposer, suivant des paradigmes désormais dépassés, l’art et la science, la science et le savoir. Toutes les œuvres de Tavares Strachan sont des matrices de sensations et de connaissances. Ses recherches dans l’Arctique, sa fascination pour la recherche spatiale, sa volonté de chercher les autres mondes dans le monde sont un aspect de sa quête. Son Encyclopédie de l’invisibilité en est le contrepoint : dans l’histoire humaine, il rassemble les fragments laissés de côté, invisibilisés, qu’il intègre dans un récit commun, désormais bien visible. Ce projet en cours, ouvert à la mise à jour, témoigne d’une volonté de connaître et de faire connaître toujours renouvelée, jamais arrêtée.
Son usage du projet encyclopédique avec pour sujet l’invisibilité retourne aux sources des Lumières, qui entendaient énoncer le monde en des entrées qui permettraient d’en devenir comme maître et possesseur, qui permettraient, en un mot, de le maîtriser et, en le maîtrisant, d’assurer une forme de visibilité. Ce qui était dans L’Encyclopédie importait. Ce qui n’y était pas, devait-il être considéré comme faisant partie du monde ? L’invisible était donc ce qui ne pouvait trouver sa place dans l’encyclopédie : l’invisible, c’est ce qu’on ne voit pas. Et, souvent, ce qui ne se voit point est comme s’il n’était point. Or, ce qui ne se voit point est. Là réside le cœur de l’œuvre de Tavares Strachan : tenir la contradiction apparente, pour montrer que ce n’en est pas une ; que ce qui ne se voit point existe, et qu’il est donc possible, voire nécessaire, de lui donner une pleine lumière et, ce faisant, d’ouvrir et de compléter la représentation du monde. La lumière est aussi un aspect crucial de son œuvre : ce qui permet de voir; l’obscurité, ce qui empêche de voir. Acceptant le monde dans sa diversité, il ne préfère pas la lumière à l’obscurité : il les fait jouer l’une avec l’autre, faisant naître de leur tension une création nouvelle, une poétique qui est aussi une épistémologie et une morale.
Tavares Strachan n’oppose pas science et savoir : ce que l’on appelait les “sciences humaines”, auxquelles il a recours pour L’Encyclopédie de l’invisibilité, et pour ses œuvres qui font revenir l’Histoire, est un ensemble de disciplines qu’il étend. La science, dans son aspiration à dire le monde, ne lui est pas étrangère. La volonté d’explorer, de connaître et de maîtriser, face à un monde que, d’un côté, on considère connu et que, de l’autre, on sait immaîtrisable, trouve dans son œuvre une manifestation tardive et neuve : comme une utopie humaine, qu’il faudrait réactiver, tout en sachant qu’elle est impossible à réaliser dans sa complétude.
L’encyclopédie même ne peut avoir de complétude : elle ne cesse d’être reprise, réactivée, elle ne s’arrête pas. Tavares Strachan tient à la monumentalité de son Encyclopédie, qui intègre ce qui n’y avait pas droit de séjour. Il montre que les encyclopédies ne sont pas seulement des entreprises totalisantes, mais aussi des projets relatifs. Une encyclopédie est toujours consacrée à tel ou tel sujet. Il réalise l’encyclopédie de ce qui est le moins “encyclopédisable”, prouvant ainsi que ce projet de rendre compte du monde n’est pas, en soi, à abandonner : après tout, c’est une utopie humaine. Mais il faut l’ouvrir, le reprendre, le démultiplier : en aucun cas le figer.
L’intensité de la sensation n’est pas une fin. Tavares Strachan sait créer des intensités : sculptures puissantes, de marbre et de bronze, d’autres matériaux encore, qui assument leur contradiction et leur présence. On reconnaît une image, une œuvre antécédente qui a pu donner naissance à celle-ci, mais elle est déplacée, dépassée, part son lien avec d’autres histoires, qui sont désormais unies en une réalité. L’acte, le retour de l’Histoire en scènes vécues, le mouvement donc, ne contredisent pas la sculpture. La recherche ne s’oppose pas à la fixation. Le voyage n’est pas le contraire du séjour. Le passé ne vient pas contredire la jeunesse du monde. Au contraire, c’est dans l’association permanente d’images, de pensées, d’histoires et de devenirs que l’œuvre peut se manifester – et d’ailleurs, Tavares Strachan a lancé de nombreuses initiatives en direction de la jeunesse. La contribution majeure de Tavares Strachan est d’avoir porté plus loin la combinaison entre passé et présent, connaissance et forme, entre les sens mêmes, que beaucoup d’autres avant lui ; et de l’avoir fait dans le souci inlassable de réécrire de manière plus complète des récits historiques qui peuvent être les siens, les nôtres, et qui doivent, dans son art, et peut-être au-delà, accepter d’être partagés.
Tavares Strachan, “In Total Darkness”, jusqu'au 26 novembre 2022 à la galerie Marian Goodman, Paris 3e. Accès sur rendez-vous.
Tavares Strachan, “In Broad Daylight”, jusqu’au 17 décembre 2022 chez Perrotin, Paris 3e.