Edward Said, dans un essai fameux consacré essentiellement à la musique, célébrait le “late style”, le “style tardif”. Il y voyait l’espace à la fois de transformation et de révélation du cœur de l’œuvre d’un artiste. Flying Dragon, l’une des dernières œuvres accomplies par Alexander Calder, est une manifestation de ce moment qui à la fois guide l’artiste vers un ailleurs et dévoile les profondeurs de sa création.
Tout d’abord, c’est un stabile. On connaît la tension célèbre, dans l’œuvre de Calder, entre “stabiles” et “mobiles”, mobiles suspendus dans les airs, stabiles aux prises avec le sol. Comme dans une grotte ouverte au monde, l’art vient du ciel et de la terre. De cette position se déduit une deuxième tension : l’unité – celle du stabile, œuvre d’un seul tenant –, et la pluralité, ouverte sur une multiplicité, qui est celle du mobile, composé de plusieurs éléments qui jouent l’un et le multiple. Tandis que le stabile est une pure unité : une forme, sur terre, avec le monde.
Deuxième déduction : la représentation, ou la “mimêsis”. Le Flying Dragon propose, comme son titre l’indique, l’image d’un dragon volant. Mais ce dragon volant est sur terre : c’est comme si l’œuvre proposait une sorte de contradiction dans les termes. Un dragon volant, sur terre. On a souvent voulu – suivant une approche un peu naïve – voir dans les mobiles des systèmes solaires, des astres se répondant les uns aux autres. Nous aurions donc au-dessus de nous un prodrome des galaxies qui nous entourent. Nous, comme sujets vivant l’œuvre, sommes le microcosme de l’humanité entière rêvant sa centralité, et donc nous interprétons tout selon nos références. Le Flying Dragon est à côté de nous, et c’est comme si, dans cette période tardive, nous prenions, avec Calder, notre envol. Comme si le sol devenait ciel.
“Mimêsis”, encore. Calder sait, avec génie, assumer les formes. La représentation se réunit en quelques traits, tandis que les formes non référentielles prennent une force de suggestion qui permet d’y voir des astres, ou d’y chercher des interprétations. Comme le ciel et la terre, la référence et la non-référence se débattent pour provoquer l’expérience du regard. Nous n’avons jamais vu de dragon volant, sinon dans les sculptures d’Asie ou dans un rêve de 1962 annonçant le Summer of Love, grâce à Peter, Paul et Mary. Calder décentre le regard, décentre la perception, avec une œuvre essentielle, qui n’est, après tout, que du métal. Ce faisant, il s’inscrit dans l’histoire de la sculpture et ouvre la voie à une multiplicité de créations. Avec Flying Dragon, Calder montre qu’il sait, mieux que personne, maîtriser l’échelle : il est capable d’aller de la forme la plus réduite à une forme monumentale, en déjouant sans cesse les catégories de “bricolage” et de “monumentalité”.
Le monument assume de ne pas célébrer, de ne pas raconter, mais simplement d’être : d’être un signe presque dépourvu de contenu. Ce n’est pas une abstraction, ce n’est pas une pure représentation – sinon une représentation neuve de ce qui n’est pas. C’est une réalité aux prises avec le monde. La sculpture est une hantologie : elle existe autant par son ombre que par sa présence. Avec Flying Dragon, sculpture publique, forme essentielle à échelle monumentale, Calder assume l’espace de l’œuvre, aussi négatif qu’il est positif. La sculpture existe par tout ce qui l’entoure. Et le Flying Dragon nous indique que la terre pourrait bien être le ciel : paradoxe apparent qui ouvre notre sensation. N’oublions pas que, si c’est Jean Arp qui nomma les stabiles, c’est bien Marcel Duchamp qui fut à l’origine du terme “mobile”.
Alexander Calder, “Flying Dragon”, du 19 octobre 2021 au 2 janvier 2022 sur la Place Vendôme, Paris 1er.