Dessiné, modelé, taillé, photographié, numérisé ou peint. Amplifié, défiguré, épuré, dissimulé voire absent… le corps humain a su, depuis les origines les plus archaïques de l’histoire de l’art, adopter une infinité de formes. De l’art premier à l’art moderne, de l’art classique à l’art contemporain, ce sujet s’est imposé comme un motif essentiel de la création, touchant à l’essence de l’enveloppe physique et spirituelle qui nous constitue. Focus sur cinq jeunes artistes dont la pratique explore, à nouveau, les limites de sa représentation.
1. Les danseurs figés de Sarah Trouche
Les premiers pas de Sarah Trouche dans la création artistique commencent par la performance. À l’âge de 18 ans, à peine installée à Paris, cette artiste française se suspend nue au pont Notre-Dame, duquel elle descend à l’aide d’une corde, afin de dénoncer la condition des nombreux sans-abri, vivant sous les ponts de Paris. Deux décennies plus tard, le corps de l’artiste reste son support d’expression principal, toujours au centre de ses mises en scène engagées prenant place aussi bien sur la Grande Muraille de Chine qu’au milieu du désert du Sahara. Mais son corps, Sarah Trouche s'en inspire également pour réaliser de nombreuses sculptures. Elle produit, par exemple, des visages en savon qu’elle défigure en les perforant par des tirs à la carabine. Elle façonne aussi des fragments de corps en sable de quartz éclairé de l'intérieur, ou bien en céramique piquée de longues épines. Tous ces morceaux de corps sont figés dans une action (une main dont le doigt fait signe d'approcher, des jambes qui s'agitent…), semblant emprisonner un moment de vie. Au CAC La Traverse d’Alfortville, l’artiste présentait récemment ses moulages de corps recouverts d’un drap de cuir, immobilisés dans leur mouvement par la matière qui semble les envelopper comme un linceul. Accrochées au mur dans l'espace du centre d'art, ces silhouettes en bas-relief servirent, lors d’une soirée de performances, de décor à des danseurs au corps peint à l'argile dans une véritable synesthésie.
2. Les géants endormis d'Özgür Kar
Dans un espace obscur, des corps masculins apparaissent sur des écrans, recroquevillés, comme pour ne pas déborder du cadre. Tranquillement endormis, ces géants s’animent parfois discrètement et laissent entendre quelques phrases marmonnées d’une voix étouffée, proche d’un murmure échappé en plein sommeil. Leur décor rectangulaire, s’il peut évoquer un cercueil étroit, évoque également le caractère réconfortant d’un abri où ces personnages vivraient paisiblement, protégés du monde extérieur. Depuis plusieurs années, le Turc Özgür Kar a fait de ces tableaux vivants sa spécialité. Caractérisés par leurs contours blancs sur des fonds noirs, les personnages masculins imaginés par cet artiste de 28 ans épousent l’ensemble du support où ils apparaissent, quasi immobiles, dans une posture introspective qui invite au silence – comme dans ses vidéos présentées lors de la dernière édition de la FIAC sur le stand de la galerie Édouard Montassut. Si la subtile animation de ces bonshommes perturbe le spectateur, la visibilité délibérée du dispositif technique des œuvres lui rappelle les conditions artificielles de leur existence exclusivement numérique.
3. Les fragments d'armures de Floryan Varennes
Floryan Varennes, “La Meute”, 2020. Vue de l'exposition “Hard-Care”, Centre Hospitalier, Chambery.
Floryan Varennes, “La Meute”, 2020. Vue de l'exposition “Hard-Care”, Centre Hospitalier, Chambery.
C’est dans le Moyen-Âge que Floryan Varennes puise la majeure partie de son inspiration. Passionné par la figure de Jeanne d’Arc, mais également par les récits chevaleresques et l’héraldique, cet artiste et historien français s’approprie aussi bien les formes, les vêtements, les objets que le vocabulaire typique de l'époque médiévale. Sous la forme de sculptures (le plus souvent) et d’installations, ses pièces imitent tantôt les bannières des vassaux belliqueux, tantôt une lance de joute ou l’écu frappé d'un blason, auxquels il insuffle une esthétique froide et clinique à travers l’emploi du verre, du Plexiglas ou encore des sangles et orthèses médicales – des matériaux qui donnent à ses œuvres une dimension indéniablement uchronique. Dans une évidente cohérence plastique, l’artiste expose jusqu’au 2 juin au Centre hospitalier de Chambéry sa dernière installation baptisée “La Meute”, composée de fragments d’armures médiévales en PVC pourvues d’anneaux métalliques et accrochées au mur. De l’être humain, cette œuvre dit l’absence : l’absence ambiguë d’un corps tantôt guerrier, protégé par ces spalières (ces pièces d'armures qui protégeaient les épaules) souples et translucides, tantôt érotisé par des accessoires qui le contraignent pour accroître son plaisir.
4. Les héros mythiques revisités par Vojtěch Kovařík
Hercule, Achille, Ulysse… les noms des héros qui nourrissent les mythes antiques grecs sont aujourd’hui connus de tous. À travers leurs nombreuses représentations, ces hommes ont longtemps incarné un certain modèle de virilité, aujourd’hui remis en question. Habité par ces figures idéalisées, le peintre Vojtěch Kovařík enfante sur ses toiles de nouveaux corps dont les musculatures saillantes et des carrures imposantes se déploient sur toute leur surface – une impression renforcée par les grands formats de ses œuvres, qui confrontent le spectateur à leur immensité. Représentés le plus souvent de profil, les personnages de ce jeune Tchèque ne sont pas sans rappeler ceux des peintures de l’Égypte ancienne, tandis que son traitement des ombres, des couleurs et des décors naturels évoquent autant Fernand Léger que Le Douanier Rousseau : réveillées par l’utilisation de pigments puissants – jaune citron, bleu roi, noir ébène –, les silhouettes contrastent avec le vert des herbes folles ou le rouge flamboyant du soleil couchant. Si les récits qui ont structuré l’humain dès ses origines sont chez Vojtěch Kovařík une référence évidente, ses œuvres renvoient également aux figures de propagande du régime soviétique. Ses héros deviennent alors les hérauts d’un monde aux portes du rêve dont les protagonistes se trouvent repoussés dans leurs retranchements les plus primitifs.
5. Les hybrides inquiétants d'Ivana Bašić
Ivana Bašić, vue de l'exposition “Crash test – la révolution moléculaire” à la Panacée, Montpellier (2018).
Ivana Bašić, “I too had thousands of blinking cilia, while my belly, new and made for the ground was being reborn” et “Blinking Cilia” (2019). Vue de l'exposition “Ecce Puer” à la galerie Pact (2020). Photo © Gregory Copitet
Face aux sculptures d’Ivana Bašić, le spectateur se trouve installé dans un espace ambigu et frontalier entre le solide et le liquide, entre la nature et l’artifice, entre l’humain et l’inhumain mais aussi entre la beauté et le dégoût. Du corps humain, cette artiste d’origine serbe recrée des fragments d’organes, des volumes squelettiques dont l’ossature anguleuse se dilue dans des gouttes de verre, des membranes informes dont la texture et la couleur chair singent celle de l’épiderme. Ses quelques créatures anthropomorphes se trouvent encore à l’état d’esquisses embryonnaires, en position fœtale repliées sur elles-mêmes ou en état de contorsion – des formes qui ne sont pas sans rappeler les sculptures de Berlinde de Bruyckere, qui depuis les années 90 développe un univers plastique similaire. Comme elle, Ivana Bašić exploite des matériaux naturels tels que la cire ou les pierres, mais la jeune Serbe les fusionne à des matières artificielles ou synthétiques à l’instar du bronze ou du silicone. Inspirées par le processus de la métamorphose, notamment chez les invertébrés, ses sculptures récemment présentées à la galerie Pact mêlent l’os à la carapace pour créer des formes hybrides et inidentifiables, jouant sur l’inévitable sentiment freudien d’“inquiétante étrangeté”.