Il aura fallu deux ans à Daniel Arsham pour mettre sur pied ce projet iconoclaste et pourtant tellement dans l’air du temps. En collaboration avec l’atelier de moulage de la Réunion des musées nationaux, l’artiste américain a reproduit à la même échelle des œuvres iconiques de l’Antiquité classique préservées dans les plus grands musées européens. Des sculptures du Louvre, mais aussi du musée de l’Acropole à Athènes, du Kunsthistorisches Museum à Vienne et de la basilique San Pietro in Vincoli de Rome se déploient ainsi jusqu’au 21 mars dans trois vastes pièces de la galerie Perrotin à Paris. De simples copies ?
Ces cristaux qui s’érigent depuis la chair de la Venus de Milo ou du Moïse assis de Michel-Ange contaminent leur corps, au point de les teinter d’un bleu pastel ou d’un noir cendré.
Daniel Arsham a fait subir à ces reproductions un travail d’érosion qu’on lui connaît bien. Comme soumises aux assauts du temps ou plongées durant des millénaires dans les océans, les sculptures sont attaquées ici ou là par un phénomène de cristallisation. Ces cristaux qui s’érigent depuis la chair de la Venus de Milo ou du Moïse assis de Michel-Ange contaminent leur corps, au point de les teinter d’un bleu pastel ou d’un noir cendré. “Le cristal et la couleur proviennent tous les deux d’un procédé chimique réalisé à partir de cendre volcanique ou de sélénite, nous explique l’artiste. Le cristal est particulièrement fragile. Mettez un peu d’eau dessus et il se désintègre. On peut y voir une forme d’expérience scientifique.”
Ces genres de processus, Daniel Arsham les manie depuis plus de vingt ans. Alors qu’il était encore installé à Miami et faisait partie de la jeune garde artistique, il se faisait remarquer pour des œuvres très vite qualifiés de post-apocalyptiques. Des architectures typiques de la ville se voyaient recouvertes et rongées par une forêt tropicale dévorante. La nature reprenait le dessus. Notre monde actuel était réduit à des vestiges observés depuis un futur lointain. Daniel Arsham s’imposait déjà comme un voyageur du temps et le chantre d'une archélogie fictive. Ces œuvres invitaient déjà à changer de perspective, et à regarder notre monde du point de vue distancié d’un archéologue du futur (qu’en restera-t-il ? est-ce que ces vestiges du futur incarnent réellement notre monde actuel ?)
Chez Daniel Arsham, le passé proche ou le présent ne font plus qu’un avec le futur et s’entrechoquent devant nos yeux.
Plus tard, Daniel Arsham s’est définitivement imposé en réalisant des sculptures d’objets technologiques déjà obsolètes. Ces magnétos à bande Revox, des ordinateurs et des synthétiseurs étaient eux aussi attaqués par le temps, en pleine décrépitude, là aussi ravagés par les millénaires, apparaissant comme des antiquités alors qu’il n’avait que 15 ans d’âge. En replaçant des artefacts de notre époque dans un temps long, celui des minéraux millénaires, Arsham continue de s’amuser avec le temps. L’obsolescence technologique rapide est mise en perspective avec la temporalité plus longue de l’Univers dans une forme d’accélération étourdissante. Ces œuvres questionnent tout autant notre vision linéaire du temps – une vision profondément occidentale. Chez Daniel Arsham, le passé proche ou le présent ne font plus qu’un avec le futur et s’entrechoquent devant nos yeux. Le temps – comme la matière des cristaux qui se dissolvent dans l’eau – se dévoile alors sous une forme fragile, inconsistante et versatile.
À la galerie Perrotin, ce rapport au temps s’accompagne d’une remise en cause des narrations officielles qui façonnent l’histoire de l’art. “Quand vous vous intéressez de près aux pièces exposées dans les musées, explique Arsham, vous vous rendez compte que notre notion d’œuvre originale est totalement à repenser. Une sculpture grecque du VIIe siècle avant Jésus-Christ est influencée par l’art égyptien sans que l’artiste lui-même en ait conscience. Il a pu s’en inspirer via des apports d’autres pays. Surtout, la manière dont nous présentons ces pièces comme définitives dans les musées est une pure construction historique. Jusqu’à la Renaissance, on pouvait très bien prendre un buste récent et lui accoler une tête de sculpture Antique. Dans le cas de la Vénus, l’œuvre avait toujours été présentée de manière frontale dans le musée. Et pourtant, les spécialistes ont découvert récemment qu’elle était initialement positionnée de profil. L’image que nous en avons tous est un accident de l’histoire.”
"La manière dont nous présentons ces pièces comme définitives dans les musées est une pure construction historique." Daniel Arsham
Cette manière de désacraliser l’œuvre d’art en la replaçant dans un flux historique en perpétuel mouvement était déjà à l’œuvre récemment chez Damien Hirst. On se souvient du come-back impressionnant de l’artiste britannique au sein des musées vénitiens de François Pinault. Son storytelling ? En 2008, une équipe aurait découvert au large de l’Afrique de l’Est une collection d’artefacts précieux enfouis sous les eaux depuis deux mille ans. L’exposition rassemblait la centaine d’œuvres trouvées : sculptures géantes incrustées de coraux, statues grecques, sphinx en bronze, bouddha, dessins, pièces précieuses, bijoux en or… Évidemment, rien de tout cela n’était vrai. Toutes les réalisations, démesurées, à l’image du projet, étaient des productions du studio de l’artiste. D’ailleurs, on retrouve parmi les pièces sorties de l’eau (des vidéos sont là pour nous le prouver) une sculpture de Mickey et celle d’un Transformer.
Cette dimension iconoclaste, on l’a retrouvée récemment chez Francesco Vezzoli qui expliquait à Numéro art avoir une "démarche blasphématoire".
Damien Hirst, tout comme Daniel Arsham, puisent non seulement dans un répertoire de formes artistiques historiques, les deux artistes pénètrent dans le domaine réservé des historiens et des scientifiques pour faire exploser toutes les certitudes et tout rapport sacré à l’art. Cette dimension iconoclaste, on l’a retrouvée récemment chez Francesco Vezzoli qui expliquait à Numéro art avoir une “démarche blasphématoire en achetant dans les ventes aux enchères des pièces antiques originales peintes par la suite avec les couleurs qu’elles étaient censées avoir à l’origine.” (des pièces présentées à la Collection Lambert en Avignon en 2018). Depuis plusieurs années, Ali Cherri se concentre lui sur la place de l’objet archéologique dans la construction de récits historiques. Des objets archéologiques, vases ou sculptures, que l’artiste d’origine libanaise achète notamment en maisons de vente, puis recompose et réassemble. Geste paradoxal qui désacralise l’objet ancien et le décontextualise pour en questionner la valeur. Pourquoi valorise-t-on tel objet ? Que dit cette valorisation de l’objet archéologique, d’une époque ancienne, sur notre époque ? À quelle construction d’une histoire nationale participe-t-il ? Chez Ali Cherri, Damien Hirst, Francesco Vezzoli ou Daniel Arsham, le contexte passé se confronte toujours au contexte présent pour mieux le dévoiler.
“3020” de Daniel Arsham, à la galerie Perrotin, Paris, jusqu'au 21 mars 2020.