Retour au 1er décembre 2019, alors qu’un patient de 70 ans est hospitalisé en Chine. Il faudra quelques jours pour que celui-ci devienne le patient zéro du “coronavirus” ou “Covid-19”, dont les mots feront alors irruption dans les médias pour ne plus les quitter. Le 30 janvier, l’OMS prononce un état d’urgence de santé publique international : la pandémie est là, et progresse. Deux mois plus tard, une mise en quarantaine est ordonnée à la population de nombreux pays, dont la France, contraignant tous les lieux publics à fermer leurs portes. Le secteur culturel se trouve particulièrement impacté : cinémas, salles de spectacles, musées et autres lieux d’expositions perdent une grande partie de leur activité. Toutefois, dans le tourment cette période inédite et non-anticipée aux conséquences tragiques émergent de nombreuses initiatives solidaires, comme une lumière au bout du tunnel. Des structures mais aussi des citoyens concernés soutiennent les plus démunis, des acteurs d’un même secteur se serrent les coudes, de nouveaux modes de partage, d’expression et de communication naissent, dont les établissements culturels sont les premiers émissaires, jusqu’à occuper une place essentielle dans un quotidien confiné. Parmi ces démarches, les galeries d’art se montrent nombreuses à manifester leur fraternité qui prend, à cet égard, des formes multiples et parfois surprenantes.
Aider les victimes de la pandémie
Face à une pandémie affectant une grande frange de la population, l’urgence est bien évidemment au soutien de ses victimes, que celles-ci soient directes ou indirectes. Les galeries Almine Rech et Hauser & Wirth l’ont bien compris, proposant rapidement une aide directe par le biais de leurs ventes. Fin mai dernier, la première inaugure en ligne une exposition au titre éloquent : “The Coalition for the Homeless” (“La coalition pour les sans-abris”), du nom d’un organisme créé il y a quarante ans pour aider les personnes sans domicile fixe. Au programme, 18 artistes issus de New York ou du New Jersey parmi lesquels on retrouve les noms bien connus de Jeff Koons, Chloe Wise ou encore Sam McKinniss. Pour la vente de chaque œuvre, 50% de la somme est reversée à l’association, particulièrement mobilisée devant la situation des sans-abris exposés au Covid-19. Aux côtés de ses nombreuses expositions virtuelles proposées ces derniers mois, la galerie Hauser & Wirth a quant à elle créé le programme #artforbetter. L’un de ses principes majeurs : 10% de leurs bénéfices reviendront au fonds de solidarité COVID de l’OMS, tandis que la galerie suisse proposera également certaines productions inédites dont l’intégralité des bénéfices reviendra au fonds, à l’instar d’affiches réalisées par Jenny Holzer ou encore d’une série de photographies d’Annie Leibovitz qui sera disponible en 100 exemplaires dès lundi.
Soutenir ses consœurs et confrères galeristes
Pour tout les secteurs, la crise sanitaire et le confinement ont un même effet : exacerber les inégalités, les écarts d’influence et de moyens. Les structures les plus précaires et les moins solides sont immédiatement menacées jusqu’à devoir, pour certaines, mettre la clé sous la porte. Au titre de méga-galerie parmi les plus influentes du marché de l’art, la galerie David Zwirner a une idée originale : utiliser sa propre visibilité et son réseau pour mettre en avant des galeries plus jeunes et indépendantes. En avril, David Zwirner inaugure donc en ligne son programme intitulé “Platform” qui permet de visiter, sous la forme d’une exposition virtuelle, les œuvres proposées par une sélection de douze galeries et espaces d’exposition alternatifs basées à New York. Deux semaines plus tard, le principe est renouvelé avec la ville de Londres, puis Los Angeles. Enfin, le 22 mai dernier, la quatrième “Platform” proposait une sélection de galeries parisiennes et bruxelloises, proposant chacune à la vente des œuvres d’un de leurs artistes. Fort de son succès, le projet continuera de se décliner dans d’autres villes, pour l’instant gardées dans le secret par la méga-galerie.
“Les viewing rooms ne pourront jamais se substituer aux expositions”
Mais après plus de deux mois de confinement, à une heure où les galeries françaises sont déjà nombreuses à avoir rouvert leurs portes depuis quelques semaines, il est toutefois évident que le format de l’exposition virtuelle connaît ses limites. L’art peut encore difficilement se passer de l’expérience physique et “les viewing rooms ne pourront jamais se substituer aux expositions”, comme le déclare Emmanuel Perrotin. Fort de ce constat, le célèbre galeriste français a décidé d’inaugurer le 23 mai un projet généreux : pendant près de trois mois, 26 galeries parisiennes seront invitées à exposer dans un espace de sa propre galerie, situé impasse Saint-Claude dans le Marais. Réparties par groupe de six ou sept qui investiront le lieu en alternance, les participantes pourront donc montrer et vendre des œuvres qu’elles n’ont pas pu exposer entre leurs murs ou ceux des foires durant ces derniers mois. C’est le cas de la galeriste Anne-Sarah Bénichou, qui présente pour l’occasion des travaux textiles de Marion Baruch dont les surfaces ajourées dessinent au mur des formes abstraites jouant sur les vides et les pleins – un travail qui ne fut redécouvert que récemment, donnant à l’artiste roumaine de 90 ans une appréciation tardive. Située à Belleville, la galerie Crèvecœur profite elle aussi actuellement de l’espace plus vaste et plus densément fréquenté de Perrotin, où elle présente des peintures de l’artiste argentine Ad Minoliti. Ensemble, les galeristes parisiens invités se sont concertés pour disposer leurs œuvres, développant un véritable travail collaboratif qui renforcera sans doute le lien entre les acteurs du secteur tout en leur permettant d’étendre leur réseau et leur clientèle. “C’est une invitation généreuse et intelligente, qui vise à mettre en avant les différentes sensibilités des galeries invitées. Cela illustre bien la variation et la subtilité de la scène parisienne”, confie Alix Dionot-Morani, co-directeur de Crèvecœur. Le premier volet de l’expositions “Restons unis” s’achèvera déjà ce samedi 6 juin, laissant place à une nouvelle sélection à découvrir toutes les deux semaines.
Lucy Bull, “Last Rot” (2020). Photo: High Art. Courtesy the artist and High Art
Sharon Van Overmeiren, “He Who Walks Behind The Rows” (2019). Photo: HV Photography. Courtesy the artist and Damien & The Love Guru, Brussels
Donner de la visibilité aux artistes
Vidéos, entretiens, journaux, œuvres inédites, podcasts, textes… tout au long du confinement, nombreuses ont été les galeries à mettre en avant de manière quotidienne ou hebdomadaire les artistes qu’elles représentent, en proposant du contenu parfois exclusif à leur public. Ce fut le cas par exemple de White Cube, Sadie Coles, David Zwirner, Pace Gallery, Anne-Sarah Bénichou, Carpenters Workshop Gallery ou encore Kamel Mennour, qui permit avec ses “Home Delivery” envoyés par mail de parcourir chaque semaine l’ensemble de la carrière de l’un d’entre eux. Car soutenir les artistes est bien au cœur de la mission des galeristes qui, en choisissant de les représenter, décident de les accompagner et de les défendre pour encourager leur succès. Mais outre les plus célèbres et confirmés, le rôle de la galerie peut également être celui d’un tremplin pour des talents plus jeunes et émergents, ou tout simplement indépendants et moins connus. Il y a quatre ans, la galerie Thaddaeus Ropac a pris ce parti en invitant l’association française Jeune Création à exposer entre ses murs une sélection de plusieurs dizaines d’artistes autour d’une même thématique.
“La crise sanitaire nous conforte dans notre volonté d’être une plateforme de rencontre désintéressée permettant aux artistes ensemble de créer, réfléchir et agir”
Du 12 au 26 septembre prochains, c’est donc dans le vaste espace à Pantin de la galerie que le public pourra visiter la nouvelle exposition de Jeune Création, qui investira également l’espace Niemeyer, sa galerie de Romainville et la Cabane Georgina Marseille. Une 70e édition sous le signe de la solidarité pour l’association, comme l’explique son directeur Jérémy Chabaud : “La crise sanitaire nous conforte dans notre volonté d’être une plateforme de rencontre désintéressée permettant aux artistes ensemble de créer, réfléchir et agir pour mettre l’art, les questions existentielles et le symbolique au cœur de nos vies.” Dans cette optique collaborative où le soutien est la clé, l’exposition se concentrera sur des artistes membres actifs de l’association, dont les noms n’ont pour l’heure pas encore été dévoilés. Cette troisième collaboration de Jeune Création et la galerie Ropac sera donc l'occasion de découvrir des talents dont la rencontre en ces lieux promet d’être surprenante et “performative”.
Aujourd’hui, alors qu’une bonne partie du monde connaît actuellement un déconfinement progressif mais prudent, encore hanté par l'ombre persistante de la pandémie, nos lendemains semblent encore bien incertains. Où serons-nous dans un an, dans dix ans, dans cinquante ans? Et qu’en sera-t-il des artistes et de leurs expositions? De quoi parleront les œuvres de l’après Covid-19, et pourra-t-on y retrouver un semblant d’optimisme? Jusqu’au 20 juin, la galerie Kamel Mennour habille ses murs de dizaines de dessins réalisés par des enfants du monde entier, auxquels il fut demandé de répondre à une simple question : “comment voyez-vous le monde après ce moment?”. Sur de simples feuilles A4, leurs réponses semble esquisser les premiers contours de cet avenir inconnu. Un avenir où la solidarité sera, semble-t-il, plus que jamais de mise.