Au National Art Center de Tokyo, la maison Cartier s’est associée à l’artiste japonais Hiroshi Sugimoto pour une exposition exceptionnelle à plus d’un titre. Pour la première fois, un musée fait le pari de présenter des pièces récentes de joaillerie, des années 70 à nos jours. Jusqu’ici, les institutions avaient plutôt tendance à se focaliser sur des pièces historiques de la collection Cartier, plutôt que sur des créations contemporaines. “Ainsi, la pièce la plus récente présentée dans nos expositions était traditionnellement le collier Crocodile de María Félix [célèbre actrice et chanteuse mexicaine surnommée “La Doña”] qui date de 1975”, explique le directeur de l’image, du style et du patrimoine de Cartier, Pierre Rainero. Et ce pour une raison simple, les pièces contemporaines appartiennent à des collectionneurs privés peu désireux de s’en séparer et qui tiennent à rester discrets : “La joaillerie, ce n’est pas comme une peinture : on la porte à un mariage, à un bal ou en soirée. On vit avec et on ne s’en sépare pas facilement. Les prêts de nos clients ont nécessité près de deux ans de travail”, précise-t-il.
Autre coup de maître : Hiroshi Sugimoto et son agence New Material Research Laboratory ont réalisé bien plus qu’une scénographie impressionnante. L’artiste propose aux visiteurs un nouveau point de vue sur les pièces de joaillerie, véritables oeuvres d’art replacées au coeur d’une temporalité et d’une spatialité vertigineuses. Plongée dans le noir, l’exposition prend ainsi des allures de galaxie traversée par de scintillants astéroïdes incarnés par les créations (Sugimoto n’est pas pour rien un grand collectionneur de météorites). Une galaxie dans laquelle ciel et terre se confondent dans cet espace qui évoque également une plongée dans les entrailles caverneuses de la Terre, à la recherche de pépites d’or et de diamants.
Plongée dans le noir, l’exposition prend ainsi des allures de galaxie traversée par de scintillants astéroïdes incarnés par les créations.
Broches, colliers, bracelets, tiares et bagues trônent sur des socles de bois précieux ou sacrés, de cyprès ou de cèdre, de verre sculpté ou de pierre volcanique. Chaque socle forme à lui seul une oeuvre de Sugimoto. Les bijoux précieux de Cartier retrouvent ici leur monde originel, celui d’une Terre et d’un Univers qui ont permis l’apparition du diamant, de l’émeraude ou du saphir. “Les animaux ne montrent aucun intérêt pour les pierres, explique le Japonais. Il n’y a que les humains pour explorer leur beauté, en particulier celle issue de millions d’années de cristallisation dans le sol. La possession de ces pierres sublimes représente alors pour les hommes une forme de contrôle sur l’Univers.” Crystallization of Time sera donc le titre de cette exposition qui s’ouvre sur une installation programmatique de l’artiste : une gigantesque horloge du XIXe siècle que Sugimoto a reconfigurée pour que ses aiguilles tournent en sens inverse. Un retour à l’origine du monde.
Vue de l'exposition “Cartier, Crystallization of Time”, du 2 octobre au 16 décembre 2019 au National Art Center de Tokyo.
Vue de l'exposition “Cartier, Crystallization of Time”, du 2 octobre au 16 décembre 2019 au National Art Center de Tokyo.
Cette horloge forme d’ailleurs le prologue de l’exposition où figurent les fameuses pendules mystérieuses, célèbre chapitre de l’histoire de Cartier. Des créations captivantes, ainsi baptisées car leurs aiguilles en platine ou en diamant semblent flotter comme par magie dans le corps transparent des pendules Modèle A (première des pendules mystérieuses née en 1912), des pendules sur axe simple, des pendules Portique (nées en 1923 et inspirées de l’entrée d’un temple), ou encore de cette montre de poche sur support en argent, jade et cristal de roche créée en 2016. Quant aux tissus aux reflets moirés qui subliment les pièces, ils ont été choisis par Sugimoto au sein de la manufacture Kawashima Selkon Textiles de Tokyo, fournisseur traditionnel de la maison impériale. Elles lui rappellent les moustiquaires de son enfance… Tout ici est en effet question de matière et de passage cyclique entre passé et présent.
Les salles suivantes magnifient une sélection de créations faisant la part belle aux couleurs, aux matériaux et à leur transformation : tel ce superbe diadème de 1914 conjuguant l’acier et l’or, ou la combinaison virtuose des trois ors illustrée notamment par les montres de la Maison des métiers d’art de Cartier, pièces d’exception issues de sa manufacture de La Chaux-de-Fonds en Suisse. L’émail n’est pas en reste puisque Cartier rivalisait déjà avec Fabergé à la cour des tsars : couleurs chaudes pour l’émail sur or, couleurs froides sur argent. On contemple ainsi l’évolution de la palette du joaillier au fil du temps : le vert et le bleu, puis le vert et le noir avec la combinaison de l’onyx et de l’émail, puis le vert et le rouge avec l’utilisation du corail. Un tableau pointilliste se dessine. Plus récemment, les couleurs se combinent dans des camaïeux de pierres fines et de saphirs aux tonalités plus douces que le “Tutti frutti” traditionnel, ce fameux mélange de couleurs vives qui a contribué à bâtir la renommée du joaillier.
La deuxième galaxie conçue par Sugimoto nous plonge dans la multitude des formes qui, du géométrique à l’organique (on pense à Zaha Hadid), du modernisme au naturalisme, dessine l’évolution des considérations architecturales du XXe siècle. Inspiré par le motif de la séquence ADN, un collier de la collection Millennium incarne parfaitement l’équilibre entre inspirations tirées de la nature et projections vers le futur. Sugimoto a fait rouvrir une carrière pour se procurer des pierres volcaniques issues d’éruptions sous-marines, qui furent notamment utilisées en architecture à la base des temples ou pour la construction de l’Hôtel Impérial conçu par Frank Lloyd Wright à Tokyo. Au sein de l’exposition, elles forment d’imposantes vitrines qui accueillent les pièces de joaillerie jouant avec le thème de l’illusion d’optique, du mouvement, mais aussi de l’harmonie et du chaos, qui définissent l’homme autant que la nature.
Enfin, une exposition Cartier ne peut évidemment pas s’envisager sans évoquer l’iconique panthère – qui a droit à sa propre vitrine – et les thèmes animaliers et floraux. Flamant rose de la duchesse de Windsor, broche Oiseau de Paradis de 1948 ou le mystérieux Serpent en torsade de 1919, qui s’attache et se détache sans fermoir. Comme final somptueux, l’artiste japonais a imaginé une installation ovale présentant un tour du monde des inspirations : africaines, perses, islamiques d’une part, chinoises, indiennes et japonaises d’autre part. “Le Japon est le pays qui a inventé la notion de ‘trésor vivant’ pour célébrer ses artistes-ar tisans qui perpétuent ce savoir-faire, rappelle Pierre Rainero. Dans nos archives, dont une par tie est exposée au National Art Center, ce sont les livres d’art et d’histoire de l’art japonais qui, sans surprise, sont les plus nombreux.” Du Japon d’hier au Japon d’aujourd’hui – à moins que ce ne soit l’inverse… à l’image des aiguilles de l’horloge de Sugimoto.
Cartier, Crystallization of Time, du 2 octobre au 16 décembre 2019 au National Art Center de Tokyo.