Aussi surprenant que cela puisse paraître, l’histoire de la Biennale de Venise est avant tout celle d’un anniversaire royal qui nous ramène en avril 1893. À l’époque, le roi d’Italie Humbert Ier s’apprête à célébrer ses vingt-cinq ans de mariage avec son épouse Marguerite de Savoie. Afin de marquer ces noces d’argent, le conseil municipal de la ville de Venise, réuni sous la houlette de son maire Riccardo Selvatico, a une idée : organiser dans la Sérénissime une exposition biennale d’art italien dès l’année suivante. L’initiative séduit, mais il faut un an supplémentaire pour mettre sur pied la manifestation, et, entre temps, le projet évolue : outre les grands artistes italiens sélectionnés, l’exposition ajoute à sa programmation les travaux de plusieurs talents nationaux choisis par un jury et s’ouvre également à des artistes étrangers, faisant désormais de cette biennale un événement à portée internationale. Ces deux années de préparation sont aussi mises à profit pour construire un palais destiné à accueillir les expositions, aujourd’hui baptisé “pavillon central”, dans les jardins publics jadis créés à Venise par Napoléon Bonaparte.
Voici enfin le 30 avril 1895 : la première exposition internationale d’art de la ville de Venise (elle fut en effet lancée sous le nom de “I Esposizione Internazionale d'Arte della Città di Venezia”) ouvre ses portes en présence du roi et de la reine qui en furent la source d’inspiration. Dès cette première édition, la biennale est un succès : pendant ses six mois de présentation, elle accueille ainsi plus de 220 000 visiteurs. Ceux-ci y découvrent un riche panorama de la création artistique de cette fin de siècle, et notamment des grands courants qui traversent la peinture figurative italienne. Pour preuve, les deux premiers grands prix remis par la biennale traduisent cette dichotomie esthétique : l’un revient au Giovanni Segantini, connu pour ses paysages éthérés fortement imprégnés par le symbolisme, et l’autre au peintre et photographe Francesco Paolo Michetti pour une toile inspirée par une tragédie écrite par le dramaturge Gabriele d’Annunzio, où l’on retrouve en arrière-plan toute la puissance des montagnes de la région des Abruzzes.
Mais déjà, une œuvre fait polémique : le tableau Supremo convegno (Le Rendez-vous suprême), réalisé la même année par le peintre Giacomo Grosso. Sur cette toile apparaissent cinq femmes nues au-dessus d’un cercueil en bois, l’une se recouvrant avec joie de pétales des fleurs déposées pour les obsèques. On discerne à peine dans ce cercueil le fragment d’un visage tourné vers le ciel, celui du cadavre qui y est étendu sous ces corps dénudés. Inspirée par le mythe de la mort de Don Juan, ici puni par ses diverses conquêtes, l’œuvre de Giacomo Grosso attire presque immédiatement la réprobation du futur pape Pie X, alors patriarche de Venise. Dénonçant son évocation explicite de la sexualité mêlée à la mort, celui-ci condamne son immoralité et son atteinte à la pudeur et demande son retrait de l’exposition, mais le maire de Venise s’oppose à cette requête.
Par l’effet de ce scandale relayé dans la presse, l’œuvre devient alors la plus convoitée de la biennale et motive même de nombreux visiteurs désireux de satisfaire leur curiosité. Fin octobre, à la clôture de la manifestation, un référendum populaire a lieu et récompense Supremo convegno du “prix du public”. Un véritable pied de nez aux ligues de vertu et à la morale catholique qui vaudra même à cette première édition de la biennale d’être surnommée la “Biennale de Grosso”, tandis que la toile en question sera détruite quelque temps après lors d’un incendie sur un bateau.
Depuis, la Biennale de Venise a poursuivi sa route, devenue un rendez-vous incontournable de l’art qui attire aujourd'hui environ 600 000 individus par édition. En 1907, les premiers pavillons nationaux hors Italie sont inaugurés, tandis qu’une biennale consacrée à l’architecture voit le jour en 1980 à Venise, où elle se tient lors des années d'intervalle. Afin de célébrer le centième anniversaire de la biennale d'art, celle-ci accueille pour la première fois un commissaire français en 1995 : Jean Clair. Traditionnellement organisée lors des années impaires, celle-ci voit désormais son organsation nouvellement chamboulée par le report de sa 59e édition, qui aura finalement lieu du 23 mai au 27 novembre 2022.